OÙ VA L'EAU DES FOULES

Nous avons traité dans notre Echo de 1953 la question : "D'où vient l'eau des Foules ?", et beaucoup de nos lecteurs nous ont fait la même réflexion "Nous sommes très heureux de savoir d'où elle vient, mais nous serions encore plus heureux de savoir où elle va ! Puisque nos robinets sont à sec !" et nous étions sollicités de donner notre avis personnel sur les projets de pose de compteurs, de construction de réservoirs, de réfection des anciens captages, d'utilisation de nouvelles sources… ce dont nous nous sommes prudemment abstenus, n'ayant pas qualité pour discuter de questions techniques et administratives qui nous dépassent.
Nous allons quand même répondre à la question "Où va l'eau des Foules ?", mais en la traitant uniquement en géologues et spéléologues. Autrement dit, nous allons exposer les résultats de nos observations et de celles de nos devanciers pour identifier les résurgences du mystérieux torrent qui circule sous terre, et dont le cours se refuse à notre exploration directe.
De même que pour la grotte des Foules, et bien que l'eau ait été captée depuis près d'un siècle, on ne trouve trace d'aucune étude concernant les résurgences avant le rapport établi en 1903 par le professeur Fournier. Comme nous l'avons déjà exposé dans notre Echo 1953, le torrent était en forte crue au moment de cette étude, et le savant géologue, supposant que le réseau était impénétrable en permanence, fit une coloration dans la première galerie d'eau à quelque 150 mètres dans la grotte. Cette galerie n'est en réalité qu'une "laisse" d'eau alimentée par les infiltrations de surfaces, qui se vide lentement par des fissures, et la fluorescéine vint colorer seulement les résurgences captées dans le cirque.
Une autre coloration faite le 30 octobre 1902 par M. Cadenat, au gouffre du Lac de Lamoura, était venue ressortir aux cascades du Flumen le 9 novembre suivant, ce qui prouvait l'indépendance absolue de ce réseau et de celui des Foules.
Enfin en 1904, le Dr. Meynier de Septmoncel déversa 4 kg de fluorescéine "dans un entonnoir à la Chaux-Berthod" (nous supposons qu'il s'agit de la grande doline de l'Engouteilla). Le colorant, certainement en dose trop faible, ne reparut nulle part de façon visible.
La source de Montbrillant n'avait pas été affectée par ces diverses expériences, et l'opinion générale était qu'elle provenait de l'anticlinal séparant les deux synclinaux de la Chaux Berthod et de la Combe du Lac.
Dans le rapport qu'il consacrait au projet de captage de cette source en 1921, le professeur Fournier reprenait cette conclusion qui ne devait pourtant le satisfaire que très modérément, car il insistait à plusieurs reprises sur l'utilité et même la nécessité d'une coloration massive à la Chaux Berthod, coloration qui ressortirait à coup sûr aux Foules, mais qui pourrait peu-être ressortir aussi à Montbrillant. Il semble que la situation bizarre de cette grosse source à la jonction de deux vallées devait constituer pour lui, une énigme géologique qu'il aurait aimé voir résolue.
Il procéda lui même à cette coloration en déversant le 14 avril 1922 vingt kilos de fluorescéine à l'Engouteilla. Le 24 avril, l'eau des Foules se teinta et présenta des traces de colorant jusqu'au 15 mai, tandis que la source de Montbrillant teintée le 26 avril redevenait incolore le 18 mai. La communication souterraine des deux réseaux était établie, mais certaines particularités de l'expérience, entre autres la différence notable des temps et durée de coloration, permettaient d'élever encore des doutes sur l'identité absolue de l'origine de l'eau des deux sources. La conclusion admise fut que Montbrillant n'était alimenté par les Foules qu'en période de hautes eaux, et que le reste du temps, le réseau était autonome.
On observa aussi des à-coups dans la teinte de l'eau qui passait par des alternances de coloration intenses et de limpidité, variations qui furent mises sur le compte de crues passagères provoquées par la fonte des neiges, qui entraînait chaque fois du colorant resté aux parois de la doline.
Cependant, en 1947, une nouvelle expérience fut faite par la Municipalité, et cette fois dans la grotte même, et en période de sécheresse. La fluorescéine, immergée dans le petit torrent, reparut 8 heures plus tard aux captages des Foules et 40 heures plus tard à Montbrillant. Cette fois, l'identité des deux réseaux ne pouvait plus faire aucun doute.
En 1941, notre collègue Weité a certainement entrevu le puits du Torrent, qu'il n'a cependant pas sondé. Seule, la voûte figure sur le plan et ce n'est que le 1 mai 1949 qu'une équipe du S.C.S.C. s'est rendu compte de l'énorme volume d'eau qui tombait dans ce gouffre profond de 12 mètres. La découverte d'un torrent bien supérieur  en puissance à celui qui coule au bas des Grands Puits allait poser un problème capital : s'agissait-il d'un nouveau réseau indépendant du premier ? Si oui, où allait cette eau ? Sinon, où allait le surplus de l'eau qui ne reparaissait pas plus bas ? Une autre expérience de coloration s'imposait, et la Municipalité le comprit immédiatement.
Le 13 août 1949, à 23 heures, une équipe du Club, accompagnée de MM. Brunet, Joly, Nabot et Romanet déversa dans le gouffre 1,5 kg de fluorescéine. Cette heure tardive avait été choisie d'après les enseignements de l'expérience de 1947, pour que la coloration se manifeste aux résurgences en plein jour, si elle reparaissait…
Les observateurs, placés auprès du petit torrent remarquèrent à partir de 0h30 l'apparition de la fluorescéine, un premier résultat acquis. Ce cours d'eau était bien une branche du gros torrent coloré une heure et demi plus tôt.
Le colorant fit son apparition aux captages des Foules le 14 août vers 16 heures, et à Montbrillant le 17 août à 16 heures.
Des observations très intéressantes ont pu être notées :
1) Le volume total des deux résurgences captées dans le Cirque des Foules était très supérieur au volume du petit torrent, observation maintes fois vérifiée par la suite.
2) L'horaire et la durée de la coloration de ces deux résurgences avaient été différents.
3) Les quatre brins du captage de Montbrillant avaient été colorés.
4) Les alternances de coloration et de limpidité déjà signalées en 1922 et en 1947, s'étaient à nouveau produites, cette fois en temps de sécheresse absolue.
5) Le volume total des résurgences colorées atteignait approximativement celui du gros torrent. On tenait donc enfin le collecteur central du réseau.
Voyons maintenant quelles déductions on peut tirer de ces données, et pour cela reportons-nous au croquis ci-dessous, où les points de colorations sont indiqués : pour 1947 : t – pour 1949 : T. Les résurgences captées des Foules R1 et R2, la résurgence non captée R3, le captage de Montbrillant : M. La petite source sous Montbrillant : S.
Les données de 1947 permettent de tracer la ligne t-M-S.
Celle de 1949 nous permet de tracer la ligne T-t.
Comme le volume des résurgences R1 + R2 est supérieur au volume de t, il faut nécessairement qu'un apport intervienne entre le point t et l'embranchement des résurgences. Donc celles-ci ont leur origine sur la ligne t-M, origines séparées puisque les temps et horaires de coloration ont été différents, et le gros torrent, ou peut-être seulement une partie du gros torrent vient rejoindre les eaux du petit torrent avant cet embranchement.
La résurgence R3, non colorée, ne peut avoir son origine qu'en amont de T.
Cependant ces colorations ne permettent de déceler qu'une faible partie des résurgences du réseau des Foules, car elles ne sont possibles que lorsque le torrent est à son niveau le plus bas et que la grotte est pénétrable. Dès que le volume d'eau s'accroît, d'autres résurgences rentrent en action.
Il faut se trouver dans le Cirque des Foules un jour de grande crue et voir les torrents écumants et infranchissables dévaler à grand fracas leurs lits habituellement asséchés, pour se rendre compte de l'incroyable quantité d'eau qui peut circuler sous terre. Au moment de la crue du 11 novembre 1950 et de celle encore plus puissante de 22 août 1954, le Cirque paraissait vouloir être emporté par l'eau qui giclait de partout. A l'entrée de la grotte, un flot boueux couvrait d'un seul jet les trois escaliers rocheux qui s'étagent sur cent mètres de distance et trente mètres de dénivellation devant le porche, et le sol tremblait sous les formidables coups de bélier de cette masse liquide remontant de près de cent mètres de profondeur. Le volume de l'eau sortant du sous-sol atteignait, d'après les estimations les plus raisonnables 17 à 18 m3/seconde pour l'ensemble des résurgences, soit environ 60 à 65000 m3/heure.
Ces jours là, sous la pluie tombant à flots, imitée par les pierrailles des "égravines" supérieures, il était très difficile de faire des observations sérieuses.
Cependant les écoulements avaient laissé des traces de leur passage, et il était facile, par la suite, en remontant un à un tous les lits de torrents, de localiser les résurgences. C'est ainsi que le S.C.S.C. a repéré l'entrée d'une nouvelle grotte, et les points exacts de sortie de plusieurs résurgences déjà connues : l'une dans l'angle Sud du cirque, une autre au-dessus des captages de Montbrillant, une autre sous l'entrée même de la grande grotte, et une dizaine de petits goulets. Malheureusement, dans la plupart des cas, l'eau jaillit entre les blocs amoncelés que nous avons tenté de déblayer par les moyens du bord : pelle, bêche, levier, et… huile de bras. Après plusieurs séances pénibles de désobstruction, il fallut renoncer à trouver des passages praticables en profondeur.
Ces résurgences, la petite galerie qui a son issue dans la nouvelle grotte, sont-elles des branchements sur le ou les couloirs qui joignent le Puits du Torrent à Montbrillant, ou au contraire, comme la petite résurgence R3, sont-elles des dérivations prenant naissance avant ce puits ? Voilà ce que nous ne saurons sans doute jamais.
Il faudrait pour acquérir une certitude pouvoir pénétrer dans la grotte en temps de hautes eaux et colorer à nouveau le cours d'eau au même point, ce qui est hélas irréalisable.
La sortie de l'eau des Foules à Montbrillant constitue au point de vue géologique une sorte d'hérésie, et on est en droit de se demander pourquoi le cours du torrent dépassant le fond du synclinal des Foules vient aboutir dans une vallée parallèle.
En observant attentivement la morphologie du massif sur et sous terre, nous estimons avoir trouvé les raisons de cette anomalie.
Si l'on se place face au Cirque des Foules, et qu'on suive de l'œil les couches rocheuses, on s'aperçoit facilement que celles-ci vont en descendant à 30° environ du Nord au Sud, et se redressent ensuite, leur point le plus bas coïncidant avec le centre de la falaise. Mais peu après, on remarque, à demi masqué par une pente d'éboulis, un véritable chaos rocheux où tous les bancs sont bouleversés. Toute la face sud, celle qui domine Montbrillant se relève ensuite avec un angle de 40°.
Le chaos rocheux situe une faille verticale qui partant des Foules se prolonge jusqu'à la vallée du Flumen. En comparant l'altitude des couches identiques de part et d'autre de la faille, nous avons acquis la certitude que tout le bloc sud du Cirque des Foules a opéré un glissement à la fois vertical et latéral en direction ouest, son sommet restant cependant en contact avec l'arrière-plan. Il s'est donc formé entre ce bloc montagneux et le massif des Grès un espace libre de section triangulaire, dont la base est sur les marnes oxfordiennes. Cet espace s'est rempli de matériaux d'effondrement, laissant à l'eau un passage exceptionnellement favorable.
Cette grande faille a des prolongements sous terre, et en examinant les parois de la grotte, nous la retrouvons presque dans le même axe, aux Grands Puits, à l'Escargot et dans la galerie du point 13.
Il est à peu près certain, vu la durée exceptionnelle de propagation de l'eau colorée, qu'entre le premier torrent des Foules et Montbrillant, il existe parallèlement à la paroi du cirque et toujours dans l'axe de la faille un réseau complexe de galeries d'eau étroites et profondes où le courant perd toute sa vitesse.
Quoi d'étonnant, dans ces conditions, que l'eau trouvant un chemin tout tracé, s'y soit précipitée pour aller ressortir en un lieu inattendu.
Cependant l'inexorable loi des profondeurs prend sa revanche. D'année en année, on remarque une baisse du volume de la résurgence de Montbrillant au profit de celles des Foules. C'est que, tandis que les crues amènent des matériaux argileux qui colmatent les biefs tranquilles, le torrent creuse le bas du synclinal, y approfondit son lit et retrouve peu à peu son chemin normal. Un jour toute l'eau viendra résurger au centre du cirque.
Rassurez-vous cependant, usagers de la conduite de Montbrillant. En géologie les siècles ne comptent pas, les millénaires bien peu, et ce jour fatidique se perd dans la nuit des temps, ou au moins dans un avenir que vous n'aurez pas le loisir de connaître… et nous non plus.