Chers amis,
Souvent l'un ou l'autre d'entre vous nous a dit : "Vous ne fichez rien au Spéléo-Club, on ne voit jamais rien sur les journaux". Ceci par manière de plaisanterie car vous savez tous déjà que nous faisons quelque chose. Notre exposition si réussie de fin 1949 l'a prouvé aux plus sceptiques. Si nous ne faisons pas plus parler de nous, c'est que nous réservons à la presse les compte-rendus vraiment sensationnels, et que nous n'éprouvons pas le besoin de faire de la littérature facile, qui ne trompe d'ailleurs personne, sur des exploits démesurément grossis.
Pourtant nous comprenons le légitime désir de ceux qui s'intéressent à notre société, d'être renseignés sur notre activité, et c'est pourquoi le Comité a décidé que cette année, à titre d'essai, un petit fascicule serait rédigé et tiré dans les conditions les plus économiques, pour être remis à nos membres honoraires.
Vous y trouverez, avec le compte-rendu de nos sorties en 1951, quelques articles intéressant la spéléologie.
Nous espérons que vous ferez bon accueil à cette modeste publication.
BILAN 1951
L'année a débuté par de nombreuses expéditions à la grotte des Foules pour noter les niveaux d'eau et déblayer un peu le sentier d'accès et le couloir d'entrée. Dès le 7 janvier, ce travail était commencé.
La découverte fortuite d'une quatrième grotte au centre même du cirque des Foules et à proximité de la grosse résurgence amena plusieurs pénibles journées de déblaiement à la pelle-bêche, à plat ventre dans l'argile mêlée de cailloux. A la vitesse horaire de 0,30 mètre, nous n'avons pu avancer que de 12 mètres dans cette nouvelle galerie au bout de laquelle nous avons toujours l'espoir de découvrir un passage vers le cours inférieur du torrent. Ce serait magnifique pour l'étude des captages. Mais au bout de combien de séances de terrassement y parviendrons-nous ? C'est le secret de la grotte.
Après plusieurs sorties à la Cernaise, dans les gorges du Tacon et du Flumen, dans la vallée de Vaucluse et dans celle de la Douveraine où des résurgences intéressantes, mais diablement éloignées attendent qu'on les explore, la période des congés nous trouva dans les cavités du plateau des Bouchoux. Successivement un gouffre de 18 mètres au bois de Ban, 11 grottes aux Cernois, aux Ecolais, à la Bâtie et enfin une grotte dans le massif des Couloirs reçurent notre visite.
Arrêtés par des averses et des montées d'eau continuelles, nous avons du laisser inachevés plusieurs trous très intéressants que nous reprendrons cette année. N'avons-nous pas trouvé transformées en piscine, les entrées de deux grottes des Cernoises précisément le jour où avec tout le matériel nous comptions donner l'assaut final.
Mais c'est à la grotte des Couloirs que nous attendait la plus belle déconvenue. Après le porche vraiment imposant, nous devions, en principe, trouver une galerie de 300 mètres finissant par un lac (soit en langage spéléo 150 mètres au maximum et une galerie d'eau). Non seulement nous n'avons pas trouvé de "lac" mais un effondrement déjà très ancien et d'une dangereuse instabilité nous a arrêtés à 35 mètres de l'entrée. Une averse phénoménale qui nous surprit au retour contribua à nous faire maudire la grotte des Couloirs et notre informateur qui après tout, n'avait peut être fait que nous répéter une information exacte… il y a plusieurs siècles.
Puis ce fut, fin septembre, quatre journées d'exploration au gouffre de Sièges, exploration dont les péripéties ont été relatées dans la presse et les Cahiers de Spéléologie. Nous sommes arrêtés à 37 mètres de profondeur verticale par une étroiture que notre ami Nabot compte faire sauter cette année. Là aussi l'espoir est grand de découvrir non seulement une belle caverne, mais aussi l'eau courante pour une commune qui en est bien privée.
Et, fin octobre, alors que personne n'y comptait plus, le niveau de l'eau baissa enfin dans les Foules, mais le torrent était encore tellement fort que c'est avec appréhension que nous l'avons laissé derrière nous pour remonter dans les galeries suivantes. Trois descentes successives en quinze jours nous ont permis de refaire une bonne partie des plans et de capturer des crustacés aquatiques. Après quoi l'eau ferma le passage.
Au cours des derniers mois de l'année, la section bio-spéléo mit à profit une relative sécheresse pour prospecter les grottes environnant Saint-Claude et y capturer des insectes cavernicoles. La chasse a été bonne.
Enfin nous avons pu remettre cette année au Service des Eaux de Saint-Claude, un important dossier contenant le résumé des observations faites aux Foules au cours d'une trentaine d'explorations, et le plan de quelques 5 kilomètres de galeries connues… en attendant la suite.
PROJETS POUR 1952
Nos projets pour 1952 sont nombreux et il faudrait pour les réaliser un temps exceptionnel, des loisirs illimités et surtout des moyens de transport plus rapides que "le Train onze" habituel.
La grotte des Foules est très loin d'être terminée et, chaque expédition, en éliminant un point d'interrogation sur le plan, en fait surgir d'autres. Suivant une locution devenue proverbiale au Club "nos gosses n'en verront pas le bout".
La grotte de la Grusse est elle aussi redevenue d'actualité depuis la découverte fin 1950 de grands puits donnant accès à une belle rivière souterraine ; qui sait ce qu'elle nous réserve au point de vue géologique et hydrographique le jour où l'eau, en se retirant, nous permettra de progresser en profondeur.
Plus loin de Saint-Claude, il reste à terminer les deux plus importantes grottes des Cernoises, à voir de près les résurgences des Ecolais et de la Douveraine, à continuer la descente dans le gouffre de Sièges, à explorer ou à finir six grottes dans le cirque de Vulvoz. Il nous reste encore à désobstruer les grottes de la Cernaise et la grotte centrale du cirque des Foules, à reconnaître de nombreuses cavités signalées en bordure de la Bienne ou de l'Ain, à continuer si possible la pénétration de la caverne de Menouille, où quatre groupes ont déjà été arrêtés par la traversée d'un puits de 40 mètres que, seul jusqu'à présent, notre ami Mario a osé entreprendre et qu'il a réussie. Dans la montagne huit gouffres au moins, entre Giron et la Dole, attendent notre visite.
Tout cela sans compter, comme il arrive souvent, des explorations inattendues de cavités nouvelles, expéditions généralement décidées en quelques heures pour profiter de la chance rare d'un moyen de transport sur les lieux.
Si dans l'année, nous faisons le quart de tout ce qui nous reste actuellement à faire, nous pourrons déjà nous déclarer très satisfaits. Il faut bien aussi en laisser un peu pour les années et les générations de spéléos à venir.
DANS LES CHARNIERS DU CERNETROU
Connus par ouï-dire depuis plus d'un an, localisés et reconnus par Mario et Colin en octobre 1949, les deux grands gouffres du Cernétrou hantaient les pensées des San-Claudiens.
Il faut dire aussi que les deux spéléos qui les avaient vus en faisaient une description enthousiaste. Ce n'est qu'après de multiples arrêts et des questionnaires répétés qu'ils avaient pu parvenir à se les faire indiquer. Les uns ne savaient pas de quoi il s'agissait ; d'autres savaient qu'il y avait des gouffres, mais ne pouvaient pas dire où. Une vieille paysanne de la Serra avait pris les spéléos pour des chercheurs de trésor, et tout ce qu'ils avaient pu en tirer, c'est qu'il n'y avait pas de trésor caché dans le pays. Enfin, un cultivateur consentit non seulement à en indiquer l'emplacement, mais à y mener les deux prospecteurs qui durent avouer que, sans son aide, jamais ils n'auraient trouvé les avens.
Le plus grand et le plus impressionnant de ces gouffres se trouve en pleine forêt du Cernétrou, entre La Pesse et Les Bouchoux. Il débute par une dépression ronde aux parois recouvertes de pierres que Colin, expert en la matière, compara aussitôt à l'entonnoir d'une bombe de deux mille kilos ; même forme ; même grandeur (preuve indiscutable de l'utilité d'avoir vu un bombardement par avion avant de devenir spéléo). Au fond de cet entonnoir, le véritable gouffre commence. C'est un trou de quatre mètres, vertical, en pleine roche, et en y jetant des pierres, les deux hommes purent constater que l'à-pic devait être de 25 mètres environ, suivi d'une pente assez forte où les pierres roulaient longtemps. La galerie en pente paraissait se diriger vers l'Ouest. Or, vers l'Ouest il y a le grand cirque d'Orvaz où les résurgences sont nombreuses ; qui sait s'il n'y avait pas de communication souterraine et si, pour une fois, les San-Claudiens ne tenaient pas une percée hydrogéologique complète. Leur compagnon avait bien dit qu'il y avait sûrement au fond du trou quelques bêtes crevées. Cà, on s'en doutait. Et après le petit amphi traditionnel sur le danger du "tout au gouffre" chaleureusement appuyé par leur interlocuteur qui paraissait un converti… (hum !), les deux San-Claudiens étaient allés reconnaître l'autre puits.
Celui-là, à un kilomètre environ du premier, s'ouvre sur le pâturage en bordure de la forêt, au sommet d'un petit mamelon rocheux. Il avait paru moins important que l'autre, les pierres s'arrêtant toutes à une vingtaine de mètres avec un choc mat. Quand même, l'ouverture était jolie… pour des spéléos, et les deux hommes étaient repartis contents de leur journée, rendre compte de leur trouvaille à leurs camarades. Pendant tout l'hiver on ne parla plus que du Cernétrou et de ces gouffres.
Le premier se nommait paraît-il le "Cramzanne", c'est du moins l'orthographe phonétique, et les San-Claudiens plus pratiques le baptisèrent "Grand Cernétrou". Quant à l'autre, le guide l'avait appelé "La Dâne" ce qui est un nom un peu générique qui désigne sur cette partie du plateau tout ce qui ressemble à un gouffre. On retrouve d'ailleurs cette appellation quelquefois un peu transformée sur tout le
Haut-Jura. C'est ainsi que le gouffre de Saint-Pierre est nommé "la Tâne". Peut-être ce mot a-t-il la même étymologie que damner, damnation, ce qui serait somme toute assez compréhensible et semblerait prouver que les anciens considéraient les gouffres comme les portes du royaume de Satan.
Devant un aven aussi sinistre d'aspect que "Le Grand Cernétrou", on comprend facilement que des gens superstitieux aient été impressionnés ; qui sait d'ailleurs si ce gouffre n'a pas fait des victimes parmi les bûcherons et forestiers au cours des âges ? Il s'ouvre comme un large piège au bord d'un chemin fréquenté et comme rien n'avertit ni ne protège le passant, celui qui serait entraîné par mégarde dans l'entonnoir n'aurait aucune chance de s'en tirer. C'est d'ailleurs l'accident qui faillit arriver pendant l'hiver 1949-1950 à un skieur qui ne dut son salut qu'à la rapidité de ses réflexes et à un saut de côté désespéré. Au début de 1949 un voiturier qui marchait à reculons devant son attelage eut juste le temps et la présence d'esprit de se rattraper aux cornes de ses boeufs quand il sentit le sol manquer sous ses pas.
Enfin, avec le prêt d'une voiture pour la fête de la Pentecôte 1950, l'exploration attendue put se faire.
Ce matin du dimanche il pleut à verse. Néanmoins toute l'équipe est au rendez-vous. Il faut bien être spéléo et avoir l'habitude de la compression pour s'introduire à cinq, avec 150 kilos de matériel, dans une Simca huit. C'est pourtant ce que Dédé, Jeannot, Colin, Rossi et Ilhat réussirent après essais et rangements successifs.
Et on enfile la longue pente qui, par Les Bouchoux mène à Désertin puis à La Pesse. L'atmosphère n'est pas à l'enthousiasme et le moral des spéléos est presque aussi bas que les nuages qui noient sur le plateau les prés couverts de narcisses en fleurs. Comble de malheur, à l'arrivée on trouve inhabitée la ferme où logeait le guide complaisant qui avait indiqué le gouffre et où l'on comptait cantonner. Les San-Claudiens s'arrêtent donc dans une ancienne maison à demi effondrée, ayant encore suffisamment de toit pour les abriter et attendent, en vain, une éclaircie. Les deux juniors, pour passer le temps, font la chasse aux escargots. Et comme il faut un dérivatif à cette attente énervante, on décide de casser la croûte, bien qu'il ne soit que 10h30. Ilhat spécialiste du feu, se charge du foyer, et une demi-heure plus tard on peut se mettre à table. Tout en mangeant, les spéléos délibèrent sur l'emploi du temps et prennent des décisions fermes. Tout d'abord il faudra chercher un abri pour la nuit. Ce sera le plus facile, les habitants du Haut-Jura étant d'une hospitalité légendaire. Ensuite, quel que soit le temps, on descendra dans "La Dâne" le soir même. Le "Grand Cernétrou" perdu dans le bois est décidément inabordable par un temps aussi humide. Il sera attaqué le lendemain s'il fait beau ; sinon les spéléos le laisseront en paix et rentreront dans leurs pénates en attendant la revanche.
Une fois l'emploi du temps irrévocablement fixé, on se laisse aller sans contrainte au plaisir d'être entre amis. On reparle des explorations passées, et tous les bons souvenirs, toutes les aventures cocasses et autres qui constituent déjà le folklore du club sont passées en revue. Dédé ne perd pas une si belle occasion de faire enrager Ilhat, et conte complaisamment comment cet "apprenti spéléo" a réussi à incendier trois fois de suite ses chaussettes en essayant de les faire sécher sur un réchaud à alcool, puis sur le feu de bois. Absorbé par son récit, Dédé tend son quart pour l'eau bouillante destinée au Nescafé, sucre, remue et avale trois ou quatre gorgées, avant de se rendre compte que " le café n'est pas très fort aujourd'hui". Le héros de l'histoire des chaussettes qui avait attentivement suivi le manège de Dédé, et noté l'absence de café, n'attendait que cette réflexion pour triompher bruyamment.
Encore une histoire nouvelle pour les prochaines explorations.
A une heure de l'après-midi, il pleut toujours mais le gîte est trouvé dans une grosse ferme voisine des gouffres. Les braves jurassiens qui l'habitent ont tout de suite mis à la disposition des San-Claudiens leur grange pour l'auto, leur grenier à foin comme dortoir et leur cuisine pour faire sécher les habits. Bien mieux, ayant à faire ailleurs, ils les laissent maître des lieux : confiance et gentillesse qu'on ne trouve plus guère qu'en haute montagne où l'hospitalité est une chose si naturelle qu'on n'en fait pas même état. Puissent ces braves gens ne jamais être conquis par l'appât du gain et surtout ne jamais être déçus par des salopards.
Il semble qu'une éclaircie se produise ; les spéléos en profitent aussitôt pour aller à l'ouverture de la Dâne toute proche et les manoeuvres sont rapidement faites. Quelques minutes seulement après l'arrivée au bord du gouffre, une échelle de 25 mètres y est déroulée, et une corde d'assurance toute prête. Dédé, puis Colin et enfin Rossi ont tôt fait d'atteindre le fond du gouffre 22 mètres plus bas, et ils y trouvent ce qu'on trouve habituellement dans les puits du plateau : un amas de pierres et de baliveaux, des cranes et des os, et trônant sur le tout, un cochon crevé. Le gouffre est une cheminée oblique qui s'élargit peu à peu, jusqu’à atteindre un diamètre de 4 mètres. Dans un coin, un gros madrier a retenu les débris et il semble qu'on pourrait passer mais ce n'est qu'une illusion. Là comme ailleurs c'est la même obstruction inexorable, un peu plus profonde seulement. L'exploration sera écourtée par un geste banal de Dédé. Pour déplacer une pierre, il saisit un pieu appuyé à la muraille. Hélas ! il n'a pas vu que ce pieu empalait le cadavre du cochon. Les trois hommes n'eurent qu'à opérer une retraite anticipée et à regagner la surface en quatrième vitesse, poursuivis par des relents "sui generis". S'ils avaient su ce qui les attendaient le lendemain !
Après une nuit sans histoire sur l'épais matelas de foin, les spéléos ont l'agréable surprise de voir le soleil se lever dans un ciel sans nuage. Les préparatifs ne traînent pas, et Colin part aussitôt avec les deux juniors pour installer les agrès au bord du grand Cernétrou. Jeannot et Dédé, avec la voiture, amènent le reste du matériel, et quand ils arrivent, l'échelle solidement amarrée à un gros sapin est déjà en place. Il a fallu un certain temps pour lui trouver un emplacement favorable. En effet, la pente de l'entonnoir est tapissée de pierres qui menacent de choir, et seul un petit couloir presque à pic, un peu plus stable que le reste, permettra un passage moins dangereux.
Dédé qui descend en tête annonce qu'il a trouvé un palier à 25 mètres, et qu'il va jeter un coup d'oeil dans un grand couloir en pente qui fait suite. Les "coups d'oeil" de Dédé sont généralement très longs ; ils durent souvent une demi-heure et même plus. Aussi le reste de l'équipe va le rejoindre sans attendre. Successivement Rossi puis Jeannot et enfin Ilhat descendent le long de l'à-pic. Il ne reste en surface que Colin pour assurer la remontée et un gamin des environs qui traîne avec méfiance autour du trou et du tas de matériel. Finalement il engage la conversation avec "l'équipe de surface".
- Y en a combien qui sont descendus ?
- Quatre
- Y vont trouver la vache du voisin.
- Ah !
- Oui il l'a embornée il y a six mois.
Il faut savoir que "l'embornement" est la désignation rituelle dans le Haut-Jura du tout au gouffre.
- Mais dis donc ! il est dégoûtant ton voisin, il ne sait pas qu'il risque d'empoisonner des sources ?
- Oh ! lui, y s'en fout ! y reste sur le plateau… Nous aussi !
- Vous mériteriez qu'on vous mette les gendarmes aux trousses.
- Oh ! alors si les gendarmes viennent y mettre leur nez. Ben ! on en jettera encore bien plus !
Textuel… et sans commentaires. Encore un qui observera strictement la tradition ancestrale. On nous permettra de passer sous silence la réaction de "l'équipe de surface", vu ses termes peu académiques.
Pendant ce temps, l'équipe du fond a progressé dans le couloir et a pu descendre une cinquantaine de mètres à travers des blocs instables et des ossements épars. Mais bientôt elle est obligée de s'arrêter. A peu de distance, la galerie est obstruée jusqu'à la voûte, non par des pavés, mais par des charognes. Il y a là un amas de vaches, de veaux, de chevaux et de cochons en pleine décomposition. On y voit jusqu'à des lapins. Quand on sait que la ferme la plus proche est à un kilomètre, c'est à se demander s'il n'y a pas là une sorte de démence. Car en admettant qu'il soit moins pénible de jeter une vache dans un gouffre que de l'enterrer, il faut être un peu fou pour faire un kilomètre en portant un lapin par les oreilles, uniquement pour le jeter dans un trou. Il est vrai qu'un habitant du plateau du Frênois à qui les San-Claudiens demandaient l'emplacement d'un gouffre le leur avait indiqué à trois quarts d'heure de marche difficile et avait ajouté : "La montée est dure ; j'en sais quelque chose, j'y ai porté mon chien il y a trois mois".
Mais tout cela ne fait pas l'affaire des spéléos. Ils entrevoient tout près du tas de bêtes crevées une petite diaclase qui part sur la droite du couloir principal. Rossi aidé par les autres, réussit à s'élever jusqu'à l'entrée, mais faute d'un mât, il ne peut passer un petit surplomb. Il y a bien à proximité un mât tout trouvé, un grand baliveau jeté du sommet, mais il repose sur le tas de pourriture, et aucun ne se sent le courage ni la force d'aller le chercher. Tout ce que Rossi peut faire, c'est constater que la diaclase se poursuit par une petite rotonde où il entend couler de l'eau en direction de l'Ouest. Certainement le ruisseau va rejoindre la galerie principale un peu plus bas, et il doit y avoir dans le cirque d'Orvaz une source fraîche et limpide qui distille à ses usagers la quintessence des charognes du Grand Cernétrou.
Il n'y a plus qu'à remonter et à remettre à plus tard la suite de l'exploration. Il faudra bien un an ou deux pour éliminer un pareil tas de viande avariée, en admettant que le stock ne soit pas renouvelé périodiquement ! Cela mène jusqu'en 1952.
A leur arrivée à la surface, les quatre hommes trouvent Colin en grande conversation avec un paysan du plateau, et ils parlent précisément de la sale habitude de "l'embornement". Ilhat n'y tient plus, et pour appuyer les arguments de Colin, il déclare froidement au paysan impassible que "Ce genre de délit est puni de un à cinq ans de prison et de 10.000 à 100.000 francs d'amende". Il y va fort le junior, mais il est bien certain que beaucoup de spéléos n'hésiteraient pas à appliquer le maximum, si on leur donnait de ces cas à juger au sortir de certains gouffres.
Bien entendu notre homme est lui aussi convaincu que cette habitude est déplorable. Du moins il le dit !, et on l'acquitte tacitement au bénéfice du doute lorsqu'il parle d'un autre gouffre pas très loin, qu'il pourrait indiquer aux San-Claudiens tout en faisant sa cueillette de morilles. Du coup, toute l'équipe lui emboîte le pas. Après une heure de marche par monts et par vaux, on arrive au bord d'un aven analogue au Grand Cernétrou, mais plus petit. L'entonnoir mesure six mètres de diamètre, et le gouffre lui-même paraît assez étroit. "Il y a sans doute aussi des charognes là dedans" demande Colin qui obtient cette réponse candide : "Oh ! non, je ne crois pas. Il est vraiment un peu trop loin des fermes".
L'heure s'avance, il faut songer au retour, et on réserve la descente pour une prochaine expédition. Jeannot demande au guide le nom du lieu et chacun est vraiment stupéfait d'apprendre qu'on se trouve au Montelet. C'est que depuis longtemps les San-Claudiens avaient entendu parler d'un gouffre du Montelet, mais ils le supposaient au pied du Crêt de Chalam où existe également une ferme dite du Montelet. Jamais, et pour cause, ils n'avaient encore pu obtenir la moindre précision sur son emplacement, et voici qu'ils y arrivaient, pour ainsi dire par surprise.
Sur le chemin du retour, les spéléos obtiendront encore d'autres renseignements de leur guide qui devient intarissable. Il parle maintenant d'autres gouffres encore plus impressionnants qui s'ouvriraient à quelque distance de l'autre côté du cirque de Belleydoux. Dans le premier se trouve paraît-il tout un attirail de faux monnayeurs. La légende est classique. Ce qui intéresse plus les spéléos, c'est de savoir s'ils sont aussi encombrés de bestiaux que le Cernétrou. Le bonhomme n'en sait rien, mais à la réflexion il lui semble se rappeler quand même que "par-là… il y a eu la fièvre aphteuse… en conséquence…"Suffit ! on a compris ! Et les spéléos se souviennent de la confidence qu'a fait à Colin un éleveur de la montagne. Une année où la fièvre aphteuse avait sévi, un gouffre avait avalé plus de 300 vaches au point que certaines sources, sur le versant gexien du Jura, charriaient de l'eau rouge.
De quels trésors d'éloquence faudra-t-il encore faire preuve pour faire perdre à d'aussi braves gens, d'aussi mauvaises habitudes ?
LA VIE DANS LES CAVERNES
Nous avons fréquemment entendu, surtout de la part des dames, la réflexion suivante : "Il doit y avoir des bêtes dans vos grottes". Et ce mot de bêtes évoque non seulement les chauves-souris, mais surtout les serpents, crapauds, etc… bref, toute la gent reptilienne et batracienne.
Eh bien, non, et tant pis pour les légendes, nous n'avons jamais rencontré sous terre aucun représentant de cette faune rampante qui n'est pas faite pour ce genre d'habitat. Les grottes reçoivent tout au plus la visite de renards ou de blaireaux qui ne hantent que les cavités sèches, et n'y pénètrent d'ailleurs que peu profondément. A dire vrai, nous n'en avons vu que les traces. A part de nombreuses chauves-souris de toutes espèces, le seul animal que nous ayons trouvé dans les grottes est un petit rongeur au pelage gris perle et blanc communément appelé "rat des bois". Cette gracieuse petite bête s'installe pour son sommeil hivernal chaudement pelotonnée dans une chambre sphérique qu'elle a creusée dans l'argile, où elle se calfeutre, en ne laissant qu'un petit trou d'aération. Nous en avons découvert au cours de séances de fouilles, et chaque fois nous en avons été quitte pour remettre en état tant bien que mal, la chambre à coucher du dormeur, qui ne s'était même pas réveillé.
Par contre il existe dans presque toutes les grottes une faune exclusivement souterraine, et encore assez mal connue, particulièrement dans notre région peu prospectée jusqu'à présent. Cette faune comprend principalement des insectes et des crustacés, très différents de ceux qu'on peut trouver à la surface du sol, et d'une variété inouïe. Actuellement, dans le monde entier, on chiffre à 150000 le nombre des espèces exclusivement cavernicoles identifiées et cataloguées, et chaque jour la liste s'allonge. Ce sont des êtres minuscules, souvent microscopiques, dépigmentés, aux yeux atrophiés ou même inexistants et qui mènent dans l'obscurité une âpre lutte pour la vie. Il faut de la patience et beaucoup d'attention pour déceler leur présence, et une certaine habitude pour reconnaître les endroits propices à la prospection, car leur habitat est assez limité et conditionné surtout par l'abondance plus ou moins grande de la nourriture (guano, débris végétaux et proies vivantes pour les carnassiers).
Les premiers résultats de nos recherches sont encourageants. Nous n'avons pas l'intention de vous infliger la lecture d'une liste de noms latins qualifiant nos captures ; qu'il nous suffise de dire que dans quatre grottes prospectées, jusqu'à présent nous avons recueilli une quarantaine d'espèces appartenant au genre myriapodes, isopodes, crustacés, diploures, coléoptères et collemboles. L'un au moins de ces animaux : un ver planaire de la grotte des Foules était inconnu des naturalistes, d'autres sont à l'étude dans les laboratoires des facultés.
Outre qu'il est toujours intéressant de parfaire ou d'acquérir des connaissances, ces recherches ont une utilité qui dépasse, quoi qu'on puisse en penser, la satisfaction personnelle du collectionneur.
Ces insectes vivant au XX ième siècle de notre ère dans les cavernes, sont les descendants directs de la faune des époques révolues, (tertiaire, secondaire, et même pour certaines espèces, primaires). Pour l'adaptation à leur vie souterraine ils ont perdu certains organes sensoriels comme les yeux, mais par contre ceux du toucher se sont considérablement développés. On retrouve néanmoins les caractéristiques essentielles de l'espèce qui habitait autrefois la surface du sol, et ces bestioles ont été qualifiées à raison par le Docteur Jeannel de "fossiles vivants des cavernes".
Depuis le jour où la race est devenue cavernicole, elle n'a que peu changé d'habitat et la découverte dans une grotte de l'un de ces attardés permet de situer son existence en un lieu précis et à une période bien déterminée.
En recoupant ainsi les données de la géologie et de la biologie, on arrive entre autres résultats à dresser avec une exactitude suffisante, des cartes des terres et des mers au cours des ères géologiques, et à déterminer l'étendue des glaciations quaternaires. En ce qui concerne les insectes eux-mêmes, on peut établir les lois de leur évolution, et les migrations de leurs lignées.
Il est bien évident qu'à St-Claude, nous ne sommes pas qualifiés pour ce travail scientifique. Notre rôle consiste à capturer les cavernicoles, à noter le lieu exact et la date de la capture, et à envoyer nos prises aux laboratoires de zoologie, où de savants spécialistes les déterminent, les étudient et centralisent à l'échelon national et même international, les résultats de leurs observations.
Nous n'apportons pour notre part qu'une modeste mais cependant utile contribution à une science essentiellement pacifique, et comme telle, dénuée de ressources. Car, est-il bien utile d'ajouter que ces recherches ne nous rapportent absolument aucun avantage pécuniaire, et que le Club paie sur sa caisse les produits nécessaires à la conservation des insectes et les frais d'envoi aux laboratoires.
Par contre, nous sommes vivement encouragés par de hautes personnalités scientifiques, à poursuivre ce travail passionnant, et les témoignages de satisfaction que nous recevons valent bien le sacrifice de quelques francs dévalués.
CAHIERS DE SPELEOLOGIE
Le Spéléo-Club San-Claudien est inscrit à l'Amicale Spéléologique de l'Est, qui publie sous le titre "Cahiers de Spéléologie", un bulletin trimestriel très intéressant contenant, outre divers articles scientifiques, des nouvelles des recherches souterraines dans toute la région de l'Est.
Nous abonnons d'office à cette publication toute personne qui nous verse une subvention minimum de 350 francs.
ET POUR CONCLURE…
Si ce petit bulletin vous a intéressé, dites-le nous, cela nous fera plaisir, et prêtez-le à un ami.
Si quelque chose vous a déplu, faites-nous part de vos remarques. On atteint rarement la perfection du premier coup, surtout avec un budget qui, même sans dépenses d'armement, a le même point faible que celui de la République.
Et réservez bon accueil au Spéléo qui passera prochainement vous présenter notre carte 1952.
D'avance Merci.