LA VIE DANS LES CAVERNES
Nous avons fréquemment entendu, surtout de la part des dames, la réflexion suivante : "Il doit y avoir des bêtes dans vos grottes". Et ce mot de bêtes évoque non seulement les chauves-souris, mais surtout les serpents, crapauds, etc… bref, toute la gent reptilienne et batracienne.
Eh bien, non, et tant pis pour les légendes, nous n'avons jamais rencontré sous terre aucun représentant de cette faune rampante qui n'est pas faite pour ce genre d'habitat. Les grottes reçoivent tout au plus la visite de renards ou de blaireaux qui ne hantent que les cavités sèches, et n'y pénètrent d'ailleurs que peu profondément. A dire vrai, nous n'en avons vu que les traces. A part de nombreuses chauves-souris de toutes espèces, le seul animal que nous ayons trouvé dans les grottes est un petit rongeur au pelage gris perle et blanc communément appelé "rat des bois". Cette gracieuse petite bête s'installe pour son sommeil hivernal chaudement pelotonnée dans une chambre sphérique qu'elle a creusée dans l'argile, où elle se calfeutre, en ne laissant qu'un petit trou d'aération. Nous en avons découvert au cours de séances de fouilles, et chaque fois nous en avons été quitte pour remettre en état tant bien que mal, la chambre à coucher du dormeur, qui ne s'était même pas réveillé.
Par contre il existe dans presque toutes les grottes une faune exclusivement souterraine, et encore assez mal connue, particulièrement dans notre région peu prospectée jusqu'à présent. Cette faune comprend principalement des insectes et des crustacés, très différents de ceux qu'on peut trouver à la surface du sol, et d'une variété inouïe. Actuellement, dans le monde entier, on chiffre à 150000 le nombre des espèces exclusivement cavernicoles identifiées et cataloguées, et chaque jour la liste s'allonge. Ce sont des êtres minuscules, souvent microscopiques, dépigmentés, aux yeux atrophiés ou même inexistants et qui mènent dans l'obscurité une âpre lutte pour la vie. Il faut de la patience et beaucoup d'attention pour déceler leur présence, et une certaine habitude pour reconnaître les endroits propices à la prospection, car leur habitat est assez limité et conditionné surtout par l'abondance plus ou moins grande de la nourriture (guano, débris végétaux et proies vivantes pour les carnassiers).
Les premiers résultats de nos recherches sont encourageants. Nous n'avons pas l'intention de vous infliger la lecture d'une liste de noms latins qualifiant nos captures ; qu'il nous suffise de dire que dans quatre grottes prospectées, jusqu'à présent nous avons recueilli une quarantaine d'espèces appartenant au genre myriapodes, isopodes, crustacés, diploures, coléoptères et collemboles. L'un au moins de ces animaux : un ver planaire de la grotte des Foules était inconnu des naturalistes, d'autres sont à l'étude dans les laboratoires des facultés.
Outre qu'il est toujours intéressant de parfaire ou d'acquérir des connaissances, ces recherches ont une utilité qui dépasse, quoi qu'on puisse en penser, la satisfaction personnelle du collectionneur.
Ces insectes vivant au XX ième siècle de notre ère dans les cavernes, sont les descendants directs de la faune des époques révolues, (tertiaire, secondaire, et même pour certaines espèces, primaires). Pour l'adaptation à leur vie souterraine ils ont perdu certains organes sensoriels comme les yeux, mais par contre ceux du toucher se sont considérablement développés. On retrouve néanmoins les caractéristiques essentielles de l'espèce qui habitait autrefois la surface du sol, et ces bestioles ont été qualifiées à raison par le Docteur Jeannel de "fossiles vivants des cavernes".
Depuis le jour où la race est devenue cavernicole, elle n'a que peu changé d'habitat et la découverte dans une grotte de l'un de ces attardés permet de situer son existence en un lieu précis et à une période bien déterminée.
En recoupant ainsi les données de la géologie et de la biologie, on arrive entre autres résultats à dresser avec une exactitude suffisante, des cartes des terres et des mers au cours des ères géologiques, et à déterminer l'étendue des glaciations quaternaires. En ce qui concerne les insectes eux-mêmes, on peut établir les lois de leur évolution, et les migrations de leurs lignées.
Il est bien évident qu'à St-Claude, nous ne sommes pas qualifiés pour ce travail scientifique. Notre rôle consiste à capturer les cavernicoles, à noter le lieu exact et la date de la capture, et à envoyer nos prises aux laboratoires de zoologie, où de savants spécialistes les déterminent, les étudient et centralisent à l'échelon national et même international, les résultats de leurs observations.
Nous n'apportons pour notre part qu'une modeste mais cependant utile contribution à une science essentiellement pacifique, et comme telle, dénuée de ressources. Car, est-il bien utile d'ajouter que ces recherches ne nous rapportent absolument aucun avantage pécuniaire, et que le Club paie sur sa caisse les produits nécessaires à la conservation des insectes et les frais d'envoi aux laboratoires.
Par contre, nous sommes vivement encouragés par de hautes personnalités scientifiques, à poursuivre ce travail passionnant, et les témoignages de satisfaction que nous recevons valent bien le sacrifice de quelques francs dévalués.