DANS LES CHARNIERS DU CERNETROU
Connus par ouï-dire depuis plus d'un an, localisés et reconnus par Mario et Colin en octobre 1949, les deux grands gouffres du Cernétrou hantaient les pensées des San-Claudiens.
Il faut dire aussi que les deux spéléos qui les avaient vus en faisaient une description enthousiaste. Ce n'est qu'après de multiples arrêts et des questionnaires répétés qu'ils avaient pu parvenir à se les faire indiquer. Les uns ne savaient pas de quoi il s'agissait ; d'autres savaient qu'il y avait des gouffres, mais ne pouvaient pas dire où. Une vieille paysanne de la Serra avait pris les spéléos pour des chercheurs de trésor, et tout ce qu'ils avaient pu en tirer, c'est qu'il n'y avait pas de trésor caché dans le pays. Enfin, un cultivateur consentit non seulement à en indiquer l'emplacement, mais à y mener les deux prospecteurs qui durent avouer que, sans son aide, jamais ils n'auraient trouvé les avens.
Le plus grand et le plus impressionnant de ces gouffres se trouve en pleine forêt du Cernétrou, entre La Pesse et Les Bouchoux. Il débute par une dépression ronde aux parois recouvertes de pierres que Colin, expert en la matière, compara aussitôt à l'entonnoir d'une bombe de deux mille kilos ; même forme ; même grandeur (preuve indiscutable de l'utilité d'avoir vu un bombardement par avion avant de devenir spéléo). Au fond de cet entonnoir, le véritable gouffre commence. C'est un trou de quatre mètres, vertical, en pleine roche, et en y jetant des pierres, les deux hommes purent constater que l'à-pic devait être de 25 mètres environ, suivi d'une pente assez forte où les pierres roulaient longtemps. La galerie en pente paraissait se diriger vers l'Ouest. Or, vers l'Ouest il y a le grand cirque d'Orvaz où les résurgences sont nombreuses ; qui sait s'il n'y avait pas de communication souterraine et si, pour une fois, les San-Claudiens ne tenaient pas une percée hydrogéologique complète. Leur compagnon avait bien dit qu'il y avait sûrement au fond du trou quelques bêtes crevées. Cà, on s'en doutait. Et après le petit amphi traditionnel sur le danger du "tout au gouffre" chaleureusement appuyé par leur interlocuteur qui paraissait un converti… (hum !), les deux San-Claudiens étaient allés reconnaître l'autre puits.
Celui-là, à un kilomètre environ du premier, s'ouvre sur le pâturage en bordure de la forêt, au sommet d'un petit mamelon rocheux. Il avait paru moins important que l'autre, les pierres s'arrêtant toutes à une vingtaine de mètres avec un choc mat. Quand même, l'ouverture était jolie… pour des spéléos, et les deux hommes étaient repartis contents de leur journée, rendre compte de leur trouvaille à leurs camarades. Pendant tout l'hiver on ne parla plus que du Cernétrou et de ces gouffres.
Le premier se nommait paraît-il le "Cramzanne", c'est du moins l'orthographe phonétique, et les San-Claudiens plus pratiques le baptisèrent "Grand Cernétrou". Quant à l'autre, le guide l'avait appelé "La Dâne" ce qui est un nom un peu générique qui désigne sur cette partie du plateau tout ce qui ressemble à un gouffre. On retrouve d'ailleurs cette appellation quelquefois un peu transformée sur tout le
Haut-Jura. C'est ainsi que le gouffre de Saint-Pierre est nommé "la Tâne". Peut-être ce mot a-t-il la même étymologie que damner, damnation, ce qui serait somme toute assez compréhensible et semblerait prouver que les anciens considéraient les gouffres comme les portes du royaume de Satan.
Devant un aven aussi sinistre d'aspect que "Le Grand Cernétrou", on comprend facilement que des gens superstitieux aient été impressionnés ; qui sait d'ailleurs si ce gouffre n'a pas fait des victimes parmi les bûcherons et forestiers au cours des âges ? Il s'ouvre comme un large piège au bord d'un chemin fréquenté et comme rien n'avertit ni ne protège le passant, celui qui serait entraîné par mégarde dans l'entonnoir n'aurait aucune chance de s'en tirer. C'est d'ailleurs l'accident qui faillit arriver pendant l'hiver 1949-1950 à un skieur qui ne dut son salut qu'à la rapidité de ses réflexes et à un saut de côté désespéré. Au début de 1949 un voiturier qui marchait à reculons devant son attelage eut juste le temps et la présence d'esprit de se rattraper aux cornes de ses boeufs quand il sentit le sol manquer sous ses pas.
Enfin, avec le prêt d'une voiture pour la fête de la Pentecôte 1950, l'exploration attendue put se faire.
Ce matin du dimanche il pleut à verse. Néanmoins toute l'équipe est au rendez-vous. Il faut bien être spéléo et avoir l'habitude de la compression pour s'introduire à cinq, avec 150 kilos de matériel, dans une Simca huit. C'est pourtant ce que Dédé, Jeannot, Colin, Rossi et Ilhat réussirent après essais et rangements successifs.
Et on enfile la longue pente qui, par Les Bouchoux mène à Désertin puis à La Pesse. L'atmosphère n'est pas à l'enthousiasme et le moral des spéléos est presque aussi bas que les nuages qui noient sur le plateau les prés couverts de narcisses en fleurs. Comble de malheur, à l'arrivée on trouve inhabitée la ferme où logeait le guide complaisant qui avait indiqué le gouffre et où l'on comptait cantonner. Les San-Claudiens s'arrêtent donc dans une ancienne maison à demi effondrée, ayant encore suffisamment de toit pour les abriter et attendent, en vain, une éclaircie. Les deux juniors, pour passer le temps, font la chasse aux escargots. Et comme il faut un dérivatif à cette attente énervante, on décide de casser la croûte, bien qu'il ne soit que 10h30. Ilhat spécialiste du feu, se charge du foyer, et une demi-heure plus tard on peut se mettre à table. Tout en mangeant, les spéléos délibèrent sur l'emploi du temps et prennent des décisions fermes. Tout d'abord il faudra chercher un abri pour la nuit. Ce sera le plus facile, les habitants du Haut-Jura étant d'une hospitalité légendaire. Ensuite, quel que soit le temps, on descendra dans "La Dâne" le soir même. Le "Grand Cernétrou" perdu dans le bois est décidément inabordable par un temps aussi humide. Il sera attaqué le lendemain s'il fait beau ; sinon les spéléos le laisseront en paix et rentreront dans leurs pénates en attendant la revanche.
Une fois l'emploi du temps irrévocablement fixé, on se laisse aller sans contrainte au plaisir d'être entre amis. On reparle des explorations passées, et tous les bons souvenirs, toutes les aventures cocasses et autres qui constituent déjà le folklore du club sont passées en revue. Dédé ne perd pas une si belle occasion de faire enrager Ilhat, et conte complaisamment comment cet "apprenti spéléo" a réussi à incendier trois fois de suite ses chaussettes en essayant de les faire sécher sur un réchaud à alcool, puis sur le feu de bois. Absorbé par son récit, Dédé tend son quart pour l'eau bouillante destinée au Nescafé, sucre, remue et avale trois ou quatre gorgées, avant de se rendre compte que " le café n'est pas très fort aujourd'hui". Le héros de l'histoire des chaussettes qui avait attentivement suivi le manège de Dédé, et noté l'absence de café, n'attendait que cette réflexion pour triompher bruyamment.
Encore une histoire nouvelle pour les prochaines explorations.
A une heure de l'après-midi, il pleut toujours mais le gîte est trouvé dans une grosse ferme voisine des gouffres. Les braves jurassiens qui l'habitent ont tout de suite mis à la disposition des San-Claudiens leur grange pour l'auto, leur grenier à foin comme dortoir et leur cuisine pour faire sécher les habits. Bien mieux, ayant à faire ailleurs, ils les laissent maître des lieux : confiance et gentillesse qu'on ne trouve plus guère qu'en haute montagne où l'hospitalité est une chose si naturelle qu'on n'en fait pas même état. Puissent ces braves gens ne jamais être conquis par l'appât du gain et surtout ne jamais être déçus par des salopards.
Il semble qu'une éclaircie se produise ; les spéléos en profitent aussitôt pour aller à l'ouverture de la Dâne toute proche et les manoeuvres sont rapidement faites. Quelques minutes seulement après l'arrivée au bord du gouffre, une échelle de 25 mètres y est déroulée, et une corde d'assurance toute prête. Dédé, puis Colin et enfin Rossi ont tôt fait d'atteindre le fond du gouffre 22 mètres plus bas, et ils y trouvent ce qu'on trouve habituellement dans les puits du plateau : un amas de pierres et de baliveaux, des cranes et des os, et trônant sur le tout, un cochon crevé. Le gouffre est une cheminée oblique qui s'élargit peu à peu, jusqu’à atteindre un diamètre de 4 mètres. Dans un coin, un gros madrier a retenu les débris et il semble qu'on pourrait passer mais ce n'est qu'une illusion. Là comme ailleurs c'est la même obstruction inexorable, un peu plus profonde seulement. L'exploration sera écourtée par un geste banal de Dédé. Pour déplacer une pierre, il saisit un pieu appuyé à la muraille. Hélas ! il n'a pas vu que ce pieu empalait le cadavre du cochon. Les trois hommes n'eurent qu'à opérer une retraite anticipée et à regagner la surface en quatrième vitesse, poursuivis par des relents "sui generis". S'ils avaient su ce qui les attendaient le lendemain !
Après une nuit sans histoire sur l'épais matelas de foin, les spéléos ont l'agréable surprise de voir le soleil se lever dans un ciel sans nuage. Les préparatifs ne traînent pas, et Colin part aussitôt avec les deux juniors pour installer les agrès au bord du grand Cernétrou. Jeannot et Dédé, avec la voiture, amènent le reste du matériel, et quand ils arrivent, l'échelle solidement amarrée à un gros sapin est déjà en place. Il a fallu un certain temps pour lui trouver un emplacement favorable. En effet, la pente de l'entonnoir est tapissée de pierres qui menacent de choir, et seul un petit couloir presque à pic, un peu plus stable que le reste, permettra un passage moins dangereux.
Dédé qui descend en tête annonce qu'il a trouvé un palier à 25 mètres, et qu'il va jeter un coup d'oeil dans un grand couloir en pente qui fait suite. Les "coups d'oeil" de Dédé sont généralement très longs ; ils durent souvent une demi-heure et même plus. Aussi le reste de l'équipe va le rejoindre sans attendre. Successivement Rossi puis Jeannot et enfin Ilhat descendent le long de l'à-pic. Il ne reste en surface que Colin pour assurer la remontée et un gamin des environs qui traîne avec méfiance autour du trou et du tas de matériel. Finalement il engage la conversation avec "l'équipe de surface".
- Y en a combien qui sont descendus ?
- Quatre
- Y vont trouver la vache du voisin.
- Ah !
- Oui il l'a embornée il y a six mois.
Il faut savoir que "l'embornement" est la désignation rituelle dans le Haut-Jura du tout au gouffre.
- Mais dis donc ! il est dégoûtant ton voisin, il ne sait pas qu'il risque d'empoisonner des sources ?
- Oh ! lui, y s'en fout ! y reste sur le plateau… Nous aussi !
- Vous mériteriez qu'on vous mette les gendarmes aux trousses.
- Oh ! alors si les gendarmes viennent y mettre leur nez. Ben ! on en jettera encore bien plus !
Textuel… et sans commentaires. Encore un qui observera strictement la tradition ancestrale. On nous permettra de passer sous silence la réaction de "l'équipe de surface", vu ses termes peu académiques.
Pendant ce temps, l'équipe du fond a progressé dans le couloir et a pu descendre une cinquantaine de mètres à travers des blocs instables et des ossements épars. Mais bientôt elle est obligée de s'arrêter. A peu de distance, la galerie est obstruée jusqu'à la voûte, non par des pavés, mais par des charognes. Il y a là un amas de vaches, de veaux, de chevaux et de cochons en pleine décomposition. On y voit jusqu'à des lapins. Quand on sait que la ferme la plus proche est à un kilomètre, c'est à se demander s'il n'y a pas là une sorte de démence. Car en admettant qu'il soit moins pénible de jeter une vache dans un gouffre que de l'enterrer, il faut être un peu fou pour faire un kilomètre en portant un lapin par les oreilles, uniquement pour le jeter dans un trou. Il est vrai qu'un habitant du plateau du Frênois à qui les San-Claudiens demandaient l'emplacement d'un gouffre le leur avait indiqué à trois quarts d'heure de marche difficile et avait ajouté : "La montée est dure ; j'en sais quelque chose, j'y ai porté mon chien il y a trois mois".
Mais tout cela ne fait pas l'affaire des spéléos. Ils entrevoient tout près du tas de bêtes crevées une petite diaclase qui part sur la droite du couloir principal. Rossi aidé par les autres, réussit à s'élever jusqu'à l'entrée, mais faute d'un mât, il ne peut passer un petit surplomb. Il y a bien à proximité un mât tout trouvé, un grand baliveau jeté du sommet, mais il repose sur le tas de pourriture, et aucun ne se sent le courage ni la force d'aller le chercher. Tout ce que Rossi peut faire, c'est constater que la diaclase se poursuit par une petite rotonde où il entend couler de l'eau en direction de l'Ouest. Certainement le ruisseau va rejoindre la galerie principale un peu plus bas, et il doit y avoir dans le cirque d'Orvaz une source fraîche et limpide qui distille à ses usagers la quintessence des charognes du Grand Cernétrou.
Il n'y a plus qu'à remonter et à remettre à plus tard la suite de l'exploration. Il faudra bien un an ou deux pour éliminer un pareil tas de viande avariée, en admettant que le stock ne soit pas renouvelé périodiquement ! Cela mène jusqu'en 1952.
A leur arrivée à la surface, les quatre hommes trouvent Colin en grande conversation avec un paysan du plateau, et ils parlent précisément de la sale habitude de "l'embornement". Ilhat n'y tient plus, et pour appuyer les arguments de Colin, il déclare froidement au paysan impassible que "Ce genre de délit est puni de un à cinq ans de prison et de 10.000 à 100.000 francs d'amende". Il y va fort le junior, mais il est bien certain que beaucoup de spéléos n'hésiteraient pas à appliquer le maximum, si on leur donnait de ces cas à juger au sortir de certains gouffres.
Bien entendu notre homme est lui aussi convaincu que cette habitude est déplorable. Du moins il le dit !, et on l'acquitte tacitement au bénéfice du doute lorsqu'il parle d'un autre gouffre pas très loin, qu'il pourrait indiquer aux San-Claudiens tout en faisant sa cueillette de morilles. Du coup, toute l'équipe lui emboîte le pas. Après une heure de marche par monts et par vaux, on arrive au bord d'un aven analogue au Grand Cernétrou, mais plus petit. L'entonnoir mesure six mètres de diamètre, et le gouffre lui-même paraît assez étroit. "Il y a sans doute aussi des charognes là dedans" demande Colin qui obtient cette réponse candide : "Oh ! non, je ne crois pas. Il est vraiment un peu trop loin des fermes".
L'heure s'avance, il faut songer au retour, et on réserve la descente pour une prochaine expédition. Jeannot demande au guide le nom du lieu et chacun est vraiment stupéfait d'apprendre qu'on se trouve au Montelet. C'est que depuis longtemps les San-Claudiens avaient entendu parler d'un gouffre du Montelet, mais ils le supposaient au pied du Crêt de Chalam où existe également une ferme dite du Montelet. Jamais, et pour cause, ils n'avaient encore pu obtenir la moindre précision sur son emplacement, et voici qu'ils y arrivaient, pour ainsi dire par surprise.
Sur le chemin du retour, les spéléos obtiendront encore d'autres renseignements de leur guide qui devient intarissable. Il parle maintenant d'autres gouffres encore plus impressionnants qui s'ouvriraient à quelque distance de l'autre côté du cirque de Belleydoux. Dans le premier se trouve paraît-il tout un attirail de faux monnayeurs. La légende est classique. Ce qui intéresse plus les spéléos, c'est de savoir s'ils sont aussi encombrés de bestiaux que le Cernétrou. Le bonhomme n'en sait rien, mais à la réflexion il lui semble se rappeler quand même que "par-là… il y a eu la fièvre aphteuse… en conséquence…"Suffit ! on a compris ! Et les spéléos se souviennent de la confidence qu'a fait à Colin un éleveur de la montagne. Une année où la fièvre aphteuse avait sévi, un gouffre avait avalé plus de 300 vaches au point que certaines sources, sur le versant gexien du Jura, charriaient de l'eau rouge.
De quels trésors d'éloquence faudra-t-il encore faire preuve pour faire perdre à d'aussi braves gens, d'aussi mauvaises habitudes ?