Chers Amis,
Après une année fertile en explorations souterraines et en découvertes, le Spéléo-Club vous présente le troisième numéro de l'Echo des Cavernes, espérant qu'il connaîtra auprès de vous le même succès que ses prédécesseurs.
L'an dernier, à pareille date, après livraison des fascicules à nos anciens et fidèles membres honoraires, le Trésorier voyait presque chaque jour arriver le sympathique Dédé, qui cumule au Club les fonctions de Chef du matériel, d'encaisseur et de… grand maître de la propagande "Aujourd'hui quatre nouveaux membres honoraires, père Colin ! il me faut quatre Echos". Le lendemain, il lui en fallait six, et quelques jours plus tard dix.
Tant et si bien que le tirage initial de 150 exemplaires s'est trouvé très insuffisant et qu'il a fallu procéder à une réimpression.
Le succès de l'Echo 1953 enchantait le Comité, mais n'était pas sans laisser aux rédacteurs une certaine appréhension : celle de faire moins bien la prochaine fois. Car la Grotte des Foules est unique en son genre dans le secteur de Saint-Claude, et ce n'est pas tous les ans qu'ils auraient pareille matière à exercer leurs talents.
Mais, il y a heureusement sous le Haut-Jura, une multitude de cavernes intéressantes quoique moins vastes et moins connues que les Foules et L'Echo des Cavernes n'est pas près de manquer de copie.
Comme la grotte des Moulins de Montépile est cette année redevenue d'actualité, c'est elle que nous décrirons cette fois, suivant la formule qui vous a plu, et que vous avez appréciée pour les Foules : en vous faisant le récit d'une exploration.
Quant au second article de l'Echo 1954, c'est également la grotte des Moulins qui nous en a fourni l'inspiration, quand nous avons retrouvé comme à l'accoutumée, ses hôtes innombrables : les chauves souris.
BILAN 1953
Le gel rigoureux de janvier ayant asséché les cavernes, l'année spéléologique a pu commencer très tôt par une série de visites à la grotte des Foules. Nous avons pu y faire plusieurs constatations intéressantes, entre autres la permanence du volume de l'eau en temps de sécheresse hivernale et le renversement du sens du courant d'air. Ce dernier phénomène prouve que le torrent n'est pas le seul responsable des perturbations de l'atmosphère et qu'il existe sûrement dans la zone inexplorée des cheminées ou des fissures rejoignant la surface du plateau ; il reste à les découvrir !
Au cours de ces mêmes explorations nous avons pu capturer dans l'eau du petit torrent un ver planaire, que monsieur de Beauchamp, professeur au Muséum de Paris a identifié comme étant le "Dendrocellum Infernale". La présence aux Foules de cette planaire rarissime, signalée seulement dans les grottes du Jura neufchâtelois et bâlois constitue un argument de poids à l'appui de la thèse que nous avons exposée dans notre dernier Echo, sur l'origine dans le Haut-Doubs d'une partie de l'eau des Foules.
Une autre constatation assez inquiétante pour l'avenir avait pu être faite : le comblement lent mais continu de l'entrée de la grotte par des pierres détachées des parois du cirque, venant échouer sous le porche au terme de leur trajectoire.
Aussi la période pluvieuse du "drôle de printemps" a-t-elle été mise à profit pour remédier à cet état de choses. Les spéléos devenus terrassiers une fois de plus, ont fait basculer dans la nature les énormes blocs qui retenaient l'égravine indésirable et notre ami Dédé, entre autres, a perdu une partie de son embonpoint en manoeuvrant énergiquement et obstinément le "crayon", autrement dit un levier long de 3 mètres et pesant dans les 35 kilos. Sans être tout à fait écarté, le danger de comblement de l'entrée est maintenant repoussé à une échéance très lointaine. A la Pentecôte 1953, le Président et quatre membres actifs du S.C.S.C., ont participé au Congrès de l'Association Spéléologique de l'Est, à la grotte des Planches d'Arbois, et le Club s'est vu confier la partie biologique des travaux du congrès. Tout en récoltant un nombre appréciable d'insectes cavernicoles, les San-Claudiens ont eu la bonne fortune de découvrir des outils et armes de silex, et des débris de poteries datant des premiers temps du Néolithique. Jusqu'à présent, seul l'âge du Bronze avait été signalé dans cette grotte, et notre découverte prouve qu'elle était déjà habitée quelque 10000 ans plus tôt. Ce sera l'oeuvre d'archéologues professionnels d'exploiter cette trouvaille.
Le Club s'est attaqué ensuite à l'important réseau des Cernois entre Choux et Viry, qui résistait depuis 1948 aux tentatives de pénétrations. Après un long travail d'installation d'un pont sur une nappe d'eau et d'échelles dans des cheminées, il a été enfin possible de terminer l'exploration de la grotte la plus importante et de découvrir, en même temps que 700 mètres de galerie aux décors de rêve, un énorme réservoir naturel d'eau remarquablement pure dont la commune de Choux pourra facilement disposer.
Une autre grotte du même réseau, explorée sur une distance de 300 mètres environ, en grande partie par les moins de 15 ans qui pouvaient seuls parcourir certaines ramifications minuscules, est encore loin d'être terminée. Elle recèle également d'importantes réserves d'eau.
Puis nous sommes retournés à deux reprises au Pétrin de la Foudre pour en faire les honneurs aux nouveaux membres du Club qui n'avaient pas participé aux mémorables descentes de 1948 et 1949. Le splendide gouffre dont nous croyions avoir dénombré les curiosités nous a réservé la surprise de décors ignorés et nous avons encore pu palper de la roche vierge dans des diaclases d'où depuis notre dernière visite l'eau s'est retirée.
Entre temps nous avons pu faire dans le gouffre du Montelet une descente prévue depuis 1950 et visiter deux autre gouffres dans le massif des Couloirs. Tous trois sont de beaux à-pics exempts de bêtes crevées, mais sans prolongements intéressants. Un autre gouffre, qui s'est ouvert récemment, mais se trouve déjà obstrué en surface nous a été signalé entre les Couloirs et La Pesse. Ce serait un puits à étages, d'une grande profondeur. Sa situation semble le rattacher au réseau hydrographique de la grotte de la Balme, dont l'eau est captée par la commune des Bouchoux. Il est fort possible que nous en tentions un jour la désobstruction qui ne paraît pas présenter, à première vue, des difficultés insurmontables.
La sécheresse de septembre a permis ensuite le transport aux Foules et l'installation d'un important matériel : d'abord, un mât de 12 mètres, qui entreposé au Point 28 à 1200 mètres de l'entrée, permettra à la prochaine occasion l'accès à de mystérieuse galeries hautes et de cheminées qui pourraient donner accès à un réseau supérieur ; ensuite une échelle fixe, venue à temps pour remplacer dans les Grands Puits la vieille échelle de fil de fer qui rendait l'âme après des années de loyaux services. Cet engin démonté en huit éléments pesant au total dans les 150 kilos a été véhiculé sur une charrette à bras de l'Ile à la Grange des Foules puis porté à dos jusqu'à l'entrée de la grotte par une équipe de quatre hommes et deux gamins.
En mettant les choses au mieux, on avait compté que les éléments pourraient être mis en dépôt dans la première salle avant la nuit. Mais, il faut croire qu'il y a des ressources chez les plus de 35 comme chez les moins de 15 ans , puisqu'à 6 heures du soir, l'échelle était en place dans les Puits remontée, et il ne restait plus qu'à faire les scellements.
Un mois plus tard, entre deux crues, deux hommes remontaient à la grotte avec un sac de 25 kilos de ciment et terminaient le travail.
Puis le beau temps persistant, le Club a pu mener à la Grotte des Moulins et au Pétrin de la Foudre, des dirigeants de l'E.S.S.I., qui voulaient en étudier les possibilités d'aménagement et d'ouverture au tourisme. Aux Moulins les spéléos ont profité de l'occasion pour réaliser une progression importante dans des galeries secondaires encore inexplorées.
Quinze jours plus tard, nous capturions dans cette même grotte douze chauves-souris baguées, les unes en France, d'autres en Suisse. Nous avons publié les numéros des bagues, nous n'avons encore aucune indication sur le lieu des expériences, dont les auteurs ne se sont pas encore fait connaître.
L'automne exceptionnellement beau a été mis à profit pour travailler, une fois de plus, à l'aménagement des passages difficiles dans les Foules, où, fait remarquable, le niveau du torrent s'est maintenu rigoureusement constant de septembre à fin décembre.
Le Haut-Jura contient, semble-t-il, dans ses profondeurs, des réserves d'eau inépuisables, puisqu'une tentative de pénétration dans l'énorme résurgence de Brive, près de Lizon, le 13 décembre a été arrêtée par un niveau d'eau supérieur de près de 2 mètres à l'étiage de 1949. Aux Foules, la faible pluie des 17 et 18 décembre a suffi pour élever de 20 mètres le niveau du torrent, interdisant le passage.
C'est sur cette note encourageante que nous terminons notre bilan 1953.
Nos projets pour 1954 sont nombreux, mais leur réalisation dépend de tant de contingences, que nous pensons inutile de les exposer. Cependant, il en est un qui sera sûrement réalisé : le repérage, l'exploration et le signalement à la Municipalité des gouffres et fissures jalonnant le cours souterrain du torrent qui alimente en eau "potable" la ville de Saint-Claude. Ce travail est d'ailleurs déjà très avancé. Dans le rapport qu'il a établi sur l'eau des Foules, rapport qui, à notre grande satisfaction reprend la majorité des conclusions du Spéléo-Club, Monsieur le Professeur Glangeau insiste particulièrement sur la nécessité de clôturer les entrées de ces cavités, et les Spéléos qui en ont visité quelques unes sont le mieux placés pour comprendre les motifs de cette mesure.
La grotte des moulins de Montépile
Cette grotte a présenté un cas exceptionnel en spéléologie. Elle s'est révélée beaucoup plus importante que la rumeur publique l'avait signalée.
Les San-Claudiens n'étaient pas les premiers à la visiter. Dés 1906 un groupe de Septmoncelands, conduits par le Docteur Meynier en avait atteint l'entrée au moyen d'une grande échelle et avait exploré les galeries principales jusqu'au lac. D'autres y étaient retournés par la suite. Mais chose bizarre, les quelques renseignements que les spéléos avaient pu glaner concordaient : la grotte était de peu d'étendue. Or, il est très difficile d'estimer à l'oeil les distances parcourues sous terre. L'obscurité, le manque de points de repère, les difficultés du parcours qui forcent à une lenteur de marche inhabituelle font que des explorateurs très entraînés commettent des erreurs allant du simple au double dans l'appréciation des longueurs au cours d'une première visite.
Ici, nos amis septmoncelands avaient été trop modestes. Le développement total des galeries atteint le kilomètre, et la grotte est des plus intéressantes à tous les points de vue.
Voici comment se sont déroulées les premières explorations du Spéléo-Club.
Le 31 juillet, Mario, Dédé et Colin délaissant momentanément la grotte des Foules, décident pour changer un peu, d'aller voir ce qu'était cette grotte des Moulins. Naturellement, ils emportent du matériel : 37 mètres d'échelles, 30 mètres de cordes, lampes, pitons, etc.… qui répartis dans les sacs déjà pleins d'un tas d'autres choses font à chacun une charge de près de 20 kilos.
Il est écrit cependant que ce jour là, une fois n'est pas coutume, l'équipe aura une chance inouïe. Un ami de Dédé, au volant d'une grosse voiture les dépasse un peu avant Rochefort, s'arrête et offre ses services. On les accepte sans discussion, et un quart d'heure plus tard les spéléos sont à pied d'oeuvre.
Vu du virage des Moulins, le porche de la grotte paraît difficilement accessible, mais accessible néanmoins. Des touffes d'herbes qui croissent dans une fissure, donnent l'impression qu'il existe une vire vertigineuse mais pouvant quand même livrer passage à un grimpeur de la classe de Mario. Et les trois hommes rechargent leur sac, gagnent le pied de la falaise en remontant le cours du petit torrent qui jaillit à l'aplomb de la grotte.
Une double surprise les attend. Ce n'est pas une grotte mais deux grottes superposées qui s'ouvrent là. L'escarpement est coupé à mi hauteur d'un palier où on aperçoit l'ouverture noire et prometteuse d'une cavité inférieure. Ceci est la surprise agréable. L'autre l'est moins, car il devient évident qu'il ne sera pas commode d'atteindre l'entrée de la grande grotte. La fissure herbeuse repérée depuis la route ne semble plus aussi praticable.
En contournant l'à-pic par un passage à travers des éboulis, l'équipe gagne l'entresol, constitué d'une plate forme demi-ronde de roche fortement érodée par l'eau courante. Du porche de la grotte inférieure souffle un courant d'air violent et froid. L'eau doit encore très souvent emprunter ce passage, car le sol est lisse et il pousse dans quelques anfractuosités toute une végétation de plantes plus ou moins amphibies.
Ce n'est pourtant pas à cette grotte que les spéléos s'intéressent pour le moment car ainsi que le pense Mario : "Si personne n'en parle, c'est que ce n'est pas grand chose". De la terrasse, il ne reste guère que 10 mètres à grimper pour pouvoir parvenir au palier supérieur où se trouve l'autre porche et tous interrogent attentivement la paroi pour tenter d'y trouver un passage. La conclusion est nette : l'escalade est impossible, même aux pitons, la roche est trop friable.
"Dressons un mât" propose Dédé.
C'est une manoeuvre souvent utilisée en spéléologie pour atteindre l'entrée de galeries élevées. On attache une échelle souple au sommet d'une perche qu'on dresse contre la paroi, l'extrémité engagée dans le trou à explorer, et la base solidement calée. Quand le club est assez riche, la perche est remplacée par un mât démontable en tube d'acier et les "millionnaires" utilisent même des mâts en duralumin. On a pu atteindre avec ces engins perfectionnés des trous situés à 50 mètres du sol.
Les San-Claudiens, qui ne sont ni millionnaires, ni même riches redescendent au pied de la falaise pour faire leur choix dans un lot de baliveaux tombés des étages supérieurs. La perche choisie n'est pas démontable et n'a pas la densité infime de l'aluminium, aussi ce n'est pas un petit problème de la hisser à l'entresol, au moyen de deux cordes attachées à chacune de ses extrémités.
Au bout d'une heure d'efforts, le mât est enfin debout. Il est bien un peu court, mais ce n'est pas là le plus inquiétant. Le sol glissant et en pente ne permet guère d'en bloquer fermement le pied. Il n'y a qu'un seul remède à cette situation, le retenir par une corde attachée à la paroi. On place la corde et on cherche... on cherche vainement deux becs rocheux assez solides pour résister à la traction. A défaut on essaie de pitonner. Mais les pitons font éclater la roche et s'arrachent à la première secousse. Conclusion de Dédé :
"On s'est bien cassé le trognon pour rien". Colin approuve en s'essuyant le front. Enfin Mario décide : "On attaquera cet après-midi par le dessus. Pour le moment nous allons voir la première grotte, ensuite nous casserons la croûte, et après... on verra".
L'exploration de la grotte inférieure est vite terminée. Comme prévu ce n'est pas grand chose. Un couloir d'une dizaine de mètres qui aboutit à une salle ronde assez vaste, haute de 12 mètres, large de 6 mètres, fermée par un gros éboulis. Les parois sont une dentelle de pierre sculptée par l'eau dans la roche poreuse. Tous les blocs paraissent en équilibre instable, certains sont suspendus par une seule arête, et cependant l'ensemble tient en place, retenu tant bien que mal par un ciment stalagmitique. Plutôt mal que bien d'ailleurs car sur un geste un peu trop décisif de Dédé, une prise lui reste entre les mains et un demi mètre cube de pavés se détache de la muraille de droite.
Malgré cela les spéléos inspectent l'éboulis terminal et en escaladant devinent, dans une anfractuosité à mi-hauteur, l'ouverture d'un boyau, ou plutôt d'une fissure restée libre entre les blocs. Mario et Dédé s'y engagent tandis que Colin essaie, sans grand succès d'ailleurs, de passer entre d'autres blocs à la base de l'éboulis. Les deux autres reviennent bientôt. Ils ont progressé d'une trentaine de mètres jusqu'à un laminoir exigu, et rapportent de leur exploration quelques trous supplémentaires à leurs combinaisons. Pourtant c'est bien le chemin de l'eau. Mais le corps humain n'est pas aussi malléable.
Dédé est philosophe "60 mètres sous terre ce n'est pas beaucoup, mais nous ne serons quand même pas venus pour rien."
On apprendra par la suite que l'obstruction est assez récente et qu'avant 1914, il existait un passage entre les deux grottes emprunté, une seule fois d'ailleurs, par un jeune homme de Septmoncel.
Quelques minutes plus tard, les trois amis sont installés auprès de la source et ont allumé leur feu et comme d'usage la plus franche gaîté règne au cours du repas ; les choses sérieuses étant remises à plus tard.
Puis on inspecte à nouveau la paroi le long de laquelle Mario va essayer de descendre en rappel. La distance entre l'arête de la falaise et l'entrée de la grande grotte ne semble pas dépasser 15 mètres. Emportant avec lui toutes les cordes, notre grimpeur arrive après un long détour à l'aplomb du porche. Mais ce qu'il n'a pas pu prévoir c'est que la pente qui se poursuit au delà de l'arête est d'une telle raideur qu'elle oblige à placer son rappel beaucoup plus haut. Aussi Colin et Dédé qui ont vu deux bouts de cordes de deux mètres tout au plus frétiller là haut, attendent-ils la suite, quand ils entendent la voix de leur camarade demander "s'il y en a assez long" "Alors Dédé monte les échelles !" C'est le dernier espoir, et il ne sera pas déçu. Les deux éléments de 25 et 12 mètres raccordés bout à bout atteignent juste l'entrée. Mario effectue la descente vertigineuse et pénètre enfin dans le trou tant convoité. La suite n'est plus qu'un jeu. Il attache au tronc d'un arbre poussé (par quel miracle ?) juste devant la grotte, l'échelle qu'il a ramenée à lui, l'envoie en contrebas et assure la montée de Colin, puis de Dédé.
Il est 3 heures de l'après-midi quand la vraie exploration peut enfin commencer.
L'entrée de la grotte est splendide. C'est une salle très élevée longue de 20 mètres close à son extrémité par un rideau de grosses stalactites se mirant dans une nappe d'eau. Au delà c'est une seconde salle aussi haute, plus jolie encore, mais d'un autre genre. Alors que les parois de la première sont une dentelle de roche, ici la calcite fleurit partout et coule de multiples fissures.
Sur la droite, un trou noir sous une voûte basse, après laquelle la galerie plonge. Il en sort un sourd murmure, et les spéléos, toujours persuadés que la grotte est assez courte et que le "lac" n'est pas très éloigné, supposent un moment qu'ils entendent le bruit d'une cascade qui s'y déverse. Une flèche grise qui traverse le faisceau des lampes, puis une autre et d'autres encore, les détrompent aussitôt. Ce sont des chauves souris, une multitude de grandes chauves souris qui volent à travers une vaste salle, et le bruit est celui de leurs battements d'ailes. Bientôt, les trois hommes sont au centre d'un vrai carrousel aérien.
Les bestioles arrivent de partout, pépient, s'accrochent aux murs, repartent dans un vol qui paraît fou, mais qui est en réalité parfaitement sûr et dirigé. Puis elles se calment peu à peu, et sauf quelques nerveuses qui continuent leur sarabande, le gros de l'essaim se pose. " Elles sont pas bêtes les "tites", elles ont tout de suite vu qu'on était des spéléos". Dit Mario, tout en examinant un groupe de ces animaux qui, agrippés la tête en bas à un rocher dardent en tous sens leur petit nez rose.
Ces chauves souris appartiennent à une espèce que les San-Claudiens n'ont encore jamais rencontrée sous terre. Elles sont bien différentes du Rhinolophe hargneux et combatif, hôte habituel des cavernes du Haut-Jura. Celles-ci ont une jolie fourrure grise, des ailes longues et fines, dont l'envergure atteint 30 centimètres. Elles se tiennent à la roche par les quatre membres et se serrent en gros essaims. Les spéléos rappelant tous leurs souvenirs livresques identifient des Minioptères.
Cependant, il ne faut pas s'attarder à la contemplation de ces braves petites bêtes, car le temps presse, et il reste encore bien des choses à faire. Tandis que Colin et Mario vont lever le plan, Dédé part pousser une pointe un peu plus loin, jusqu'au lac qui doit être proche maintenant puisqu'on a déjà parcouru plus de 100 mètres depuis l'entrée.
Les topographes mesurent les dimensions de la grande salle de calcaire rouge, à la voûte monolithe et divisée en plusieurs parties par d'énormes blocs formant piliers ; ils dénombrent plusieurs entrées de galeries et s'apprêtent à y plonger quand Dédé revient essoufflé et enthousiaste, lançant à la volée tout un flot de nouvelles : "c'est immense, j'ai marché dix bonnes minutes et je n'ai pas vu le lac. Par place c'est kif kif les foules. Il y a des boyaux partout ! "
Du coup, Colin et Mario replient leurs plans, et l'équipe au complet, traversant une quatrième salle surbaissée, se glisse dans la galerie principale. Celle-ci est une haute fissure élargie par l'eau courante. Ses murailles, tantôt nues, tantôt couvertes de calcite, ont de curieux reflets métalliques dus à d'innombrables gouttes d'eau finement condensées.
Dédé fort de sa science récente, marche en tête au pas accéléré. En effet, par instants, on se croirait aux foules du côté de la salle à manger. La galerie est aussi vaste et le sol est couvert de blocs aux arêtes vives, avec ça et là des petits bassins d'eau limpide. Notant au passage les ouvertures de plusieurs boyaux sur la droite, l'équipe arrive après 300 mètres environ de marche presque rectiligne à un tournant à angle droit où Dédé a terminé sa reconnaissance solitaire. La voûte s'abaisse et le sol qui la touche presque est un tapis épais de plusieurs mètres, incliné à 45°, de cailloux ronds de toutes tailles.
Après s'être assuré qu'il n'y a pas d'à-pic au delà du laminoir, Mario se couche de tout son long et se laisse glisser sur le tapis roulant naturel, aussitôt suivi par les autres. La galerie où ils entrent est bien différente de la précédente. C'est une grosse diaclase arrondie, au sol couvert d'une épaisse couche d'argile blanche, où les souliers à clous des Septmoncelands ont laissé de profondes empreintes. On repère successivement deux galeries sur la gauche puis une sur la droite, le couloir principal plonge peu à peu et voici enfin le "lac" au bas d'une coulée massive d'argile grasse et tenace.
La nappe d'eau extrêmement claire va en s'approfondissant dans une salle ronde, et sa jolie couleur verte est à elle seule une splendeur. Mais ce n'est pas encore le plus beau spectacle. D'énormes stalactites de pierre pendent du plafond et s'enfoncent profondément sous l'eau. Entre elles, on aperçoit un pertuis, au delà duquel le lac continue. Cette draperie géante, a été sculptée à la voûte par un puissant jet d'eau venu du bas. Les spéléos en oublient les efforts de la journée et regrettent de ne pas avoir apporté avec eux la vieille chambre à air enveloppée d'une toile de tente, rien moins qu'imperméable, et baptisée bateau pneumatique. "Il faudra revenir" dit Colin – "Beciff" appuie Dédé.
Comme il n'est que cinq heures du soir, on décide, à défaut du lac d'explorer rapidement quelques-uns des boyaux repérés à l'aller et déjà matriculés B à H. Mario se lance dans la galerie C qui monte suivant une pente assez raide pour se terminer par une fissure concrétionnée quelque 100 mètres plus loin. Il ne peut que constater la possibilité de passer après un sérieux travail de désobstruction, et redescend alors à la galerie E. Pendant ce temps, Dédé et Colin ont suivi la galerie D, un boyau de roche vive coupé 100 mètres après son entrée par une nappe d'eau. "Pas la peine d'essayer de traverser aujourd'hui puisque de toute façon il faudra revenir". Dédé est d'accord sur l'inutilité de la baignade, et tous deux remontent vers la galerie A, rencontrent à mi-parcours Mario qui émerge d'un tube d'argile molle gorgée d'eau, qui n'est autre que l'extrémité de la galerie E.
Tout en savourant une gauloise, les spéléos confrontent leurs impressions. L'état des galeries terminales, les nappes d'argile et les cailloux roulés, indiquent à n'en pas douter, que cette partie du réseau est encore vivante. L'eau montant du lac s'évacue par la galerie D, en temps de crue, à la décrue, abandonne d'abondants dépôts. Il y a donc beaucoup de chance de rencontrer le cours du torrent, soit au delà du lac, soit à l'extrémité de la galerie D. Mais il est trop tard et le matériel manque pour tenter quelque chose de sérieux. L'équipe revient vers l'entrée, et arrive sous le porche juste à temps pour jouir d'un merveilleux spectacle. Le soleil va disparaître et une lueur rouge incendie les Grès, le Chapeau de Gendarme et les rochers des Moulins.
Et voici que les chauves souris partent en chasse, passant à côté des hommes, isolément ou en groupe, d'un vol rapide et sifflant.
Longtemps les spéléos les voient tournoyer dans le ciel tandis qu'ils replient leur matériel et redescendent vers Saint-Claude.
Le 28 août suivant, la même équipe remonte aux Moulins. Cette fois, le problème de l'accès ne se pose plus car la grande échelle des Pompiers de Septmoncel se dresse entre le premier palier et l'entrée de la grotte. C'est que, suivant ses statuts, le Spéléo-Club a mis Monsieur le Maire de Septmoncel au courant de ses observations en l'informant de l'éventualité de trouver de l'eau courante dans la zone inexplorée, et la Municipalité, jugeant les recherches intéressantes, a demandé aux spéléos de les poursuivre.
Autre innovation, le Club possède un vrai canot pneumatique, un "dinghy" de la R.A.F. cédé par des collègues genevois, qui remplacera avantageusement l'ancien bain de siège flottant. Si, de ce fait, le budget accuse un déficit croissant, les spéléos qui ont l'habitude des gouffres n'en sont pas trop émus.
Seuls Colin et Dédé vont aller sous terre aujourd'hui ; Mario est obligé de redescendre à Saint-Claude, mais a tenu néanmoins à aider au transport du matériel.
Traversant rapidement salles et galeries, les deux explorateurs gagnent la rive du lac. Tandis que Colin exerce ses facultés respiratoires en gonflant le Canot, Dédé, qui a installé sur la glaise deux planchettes en fait de ponton, enlève ses chaussures à clous pour ne pas abîmer le bel engin à sa première sortie. Après quoi, fier comme un amiral à son premier commandement, il s'embarque et gagne le milieu du lac pour s'engager ensuite entre les draperies de pierre. Au passage du pertuis, la toile racle sur le rocher et comme les arêtes et les pointes ne sont pas rares, le navigateur n'avance qu'avec des précautions infinies. Le mauvais passage, long d'un mètre, est enfin franchi et Dédé peut contempler un monde nouveau. Monde assez restreint d'ailleurs, car, au lieu de la galerie escomptée, il ne voit que de l'eau enclose de hautes murailles à pic.
Le passage n'est pas sur, mais sous l'eau profonde à l'extrémité du lac de 12 mètres environ. A l'angle sud, on devine à dix mètres sous la surface l'ouverture inaccessible de la galerie immergée qui amène l'eau des crues. Le plan du lac levé, son volume calculé, Dédé repasse la voûte basse. Sur la rive, Colin l'attend appareil photo en batterie et magnésium tout prêt pour le cliché historique de la première sortie du canot. Eclair, nuage de fumée opaque dans l'atmosphère sursaturée d'humidité. C'est fait, Dédé, pour la circonstance, a pris la position d'un "Capitaine Pacha". Quand il débarque, son poids fait enfoncer le ponton et l'eau fraîche le ramène à la réalité.
Mais l'heure n'est pas à la rigolade et les spéléos n'oublient pas qu'aujourd'hui ils sont chargés de mission. Comme le plan rocheux s'incline d'ouest en est, ils décident, puisque le passage par le lac est impossible, de tenter de rejoindre le chemin de l'eau en explorant la galerie D, et en cas d'insuccès, les galeries F, G et H qui partent de la grande salle. Ramenant leurs bagages à l'entrée de la galerie D, ils sont bientôt devant la petite nappe d'eau qui les a arrêtés à leur dernière visite. L'eau monte à peine au genoux et n'est pas très froide, 6 à 7°, cependant la voûte très basse rend la traversée assez pénible. "Ca continue" annonce Dédé en s'engageant dans une haute diaclase. Dans un virage à angle droit une profonde marmite offre quelques difficultés, puis le couloir se poursuit en pente assez douce. L'espoir renaît. Mais c'était trop beau ; voici qu'à nouveau l'eau apparaît tandis que le plafond s'abaisse progressivement et bientôt les spéléos n'ont plus que la consolation d'admirer une nouvelle merveille géologique : la stratification a formé en travers du couloir une grille rocheuse verticale ; quatre lames de pierre parallèles épaisses de 15 à 25 centimètres se dressent entre la voûte et le sol immergé.
Quelques visées à la boussole, et les deux hommes reviennent à l'entrée casser la croûte et se sécher un peu, puis ils passent incontinent à l'exploration des boyaux F, G et H.
Les deux premiers plongent au départ de la dernière salle dans un éboulis instable et anguleux. Les spéléos, à la limite du coincement, y progressent péniblement. Un colmatage de cailloux roulés et de pierrailles éclatées les arrête à 15 mètres dans la première, à 12 mètres dans la seconde. Il y a beaucoup de chances pour que ces diverticules se rattachent au réseau de la grotte inférieure, mais d'un côté comme de l'autre les éboulements sont encore à vaincre.
Il reste la galerie H, qui paraît beaucoup plus importante. Un boyau incliné et un puits de 4 mètres y donnent accès. Au moment précis où les deux hommes vont s'y engager, la lampe frontale de Colin s'éteint. C'est depuis le matin la troisième ampoule qui grille et il n'y en a plus de rechange. On décide donc que Dédé seul poussera une pointe dans la galerie, tandis que son collègue l'attendra avec une lampe à carbure toute prête à être allumée en cas de nécessité. Tandis que Dédé dévale la pente à grand fracas, Colin s'installe confortablement dans l'obscurité totale, mais dans un silence tout à fait relatif. Les chauves-souris, dérangées pour la quatrième fois de la journée protestent bruyamment. Le spéléo se tient immobile et se sent frôlé par des ailes invisibles. Les chiroptères le voient grâce à leur sixième sens et ne se font pas faute d'inventorier dans tous ses détails cet obstacle inhabituel dans leur caverne. Et voici que tout à coup, rassurée sans doute, une des chauves-souris vient délicatement s'accrocher à une manche de la veste. Seul un léger battement d'ailes de velours a trahi l'audacieuse. Une seconde arrive, puis une autre encore et bientôt ce sont une dizaine de petites bêtes qui sont suspendues aux habits. Peut-être trouvent-elles ce perchoir moins froid et plus commode que la roche ambiante, Colin ne peut voir mais imagine les petits nez pointés hâtivement et les grandes oreilles mobiles explorant méthodiquement l'espace. Elles sont maintenant tout à fait calmes, et le spéléo peut caresser çà et là, une fourrure soyeuse sans causer de fuite immédiate. Décidément ces chauves-souris grégaires sont de moeurs bien douces et familières.
Le retour bruyant de Dédé met fin à cette touchante manifestation d'amitié cavernicole et provoque un envol général et définitif.
- "Alors ?"
- "Un vrai sac de galeries, c'est bouché partout."
- "De l'eau ?"
- "Ouallou"
Il est inutile d'être calé en arabe pour comprendre que la dernière tentative pour retrouver le chemin de l'eau n'a pas eu de succès. La galerie H descend suivant une pente assez régulière de 25°. Elle est encombrée d'éboulis et se réduit par place à un cheminement sous des blocs cyclopéens tombés de la voûte.
Elle présente de nombreuses ramifications toutes obstruées par des éboulis ou des alluvions et à son extrémité l'eau courante a laissé des traces très récentes de son passage. Le chaos est tel qu'il est impossible de discerner les points d'origine et de fuite du torrent.
Il faut se résigner, pour cette fois du moins, et ce n'est pas encore aujourd'hui que le Spéléo-Club aura le plaisir d'annoncer à Septmoncel que le problème de l'eau est résolu. Cependant tout a été tenté pour retrouver le cours d'eau qui s'est enfoncé déjà plus profondément que le relief général de la cavité le laissait prévoir. Il ne restait qu'une seule chance, bien faible, d'accéder à un réseau supérieur : forcer la galerie C, mais sa désobstruction demanderait plusieurs journées de travail et vu les difficultés d'accès, la prochaine exploration aux Moulins se situe dans un avenir problématique. "C'est égal, on va avoir l'air fin ! " soupire Dédé tout en rassemblant le matériel.
Tandis que sous le porche, les spéléos se reposent un moment avant la descente, les chauves-souris passent à tire d'ailes, et les hommes se prennent à envier aux petites bestioles les avantages physiques qui leur permettent de passer partout sous terre sans lumière, et d'atteindre les entrées sans échelles.
"T'en fais pas, vieux, dit Colin, le jour où on aura l'hélicoptère… ! " Mais en attendant ce jour qui se perd dans un avenir plus légendaire encore que "le jour où on aura la Jeep", il n'y a qu'à faire les bourricots avec chacun 30 kilos de matériel sur le dos.
Pourtant, quand vers la Roche Percée, Dédé et Colin rencontrent Mario venu au devant d'eux, c'est sans arrière pensée qu'ils lui déclarent que tout a marché "au poil... et même au petit poil" et qu'ils sont tout prêts à recommencer.
Chauves-souris
On englobe sous ce terme générique toute la race des chiroptères (etym. : mains ailées) mammifères pourvus d'ailes membraneuses qui leur permettent de voler. Une vingtaine d'espèces de chauves-souris vivent en France. Le Haut-Jura ne leur offre pas semble-t-il des conditions de vie particulièrement appropriées puisque jusqu'à présent nous n'y avons dénombré que quatre espèces et dans dix grottes seulement. Tout porte à croire que leur race est en voie de lente disparition. Presque toutes les cavités abritaient, il y a peu de temps encore, des colonies importantes de chiroptères et nous n'en voulons pour preuve que les amoncellements de guano sur le sol de certaines grottes. Aujourd'hui ces cavités sont désertes ou peuplées de rares sujets isolés.
La chauve-souris est peu prolifique, puisque chaque femelle n'a par an qu'une seule portée d'un petit, rarement deux. Elles comptent beaucoup d'ennemis. Les chats, les renards et les petits carnassiers à fourrure, qui les cueillent sans difficulté pendant leur sommeil, comptent parmi les plus dangereux. Mais que dire de l'homme ! Trop souvent nous avons trouvé dans les parties facilement accessibles des grottes, des chauves-souris écrasées à coup de talons ou gisant mortes de faim sur le sol, les ailes brisées à coup de baguette. Cette destruction systématique n'est pas toujours le fait de gamins acharnés à tuer pour le plaisir atavique de détruire, mais également le fait de grandes personnes, qui tuent la chauve-souris par un réflexe de répulsion insurmontable, avec le même entrain qu'elles extermineront une vipère et sans faire la moindre distinction entre reptile dangereux et un être aussi utile qu'inoffensif.
D'où vient cette répulsion pour des bestioles craintives ? Ignorance ? Restes de superstitions ancestrales ? Les deux à la fois probablement. La chauve-souris est un animal essentiellement nocturne et tous les êtres qui vivent la nuit sont traditionnellement maudits. Nos ancêtres étaient persuadés qu'en tuant une chouette, un hibou ou une chauve-souris, ils débarrassaient la terre d'un être diabolique. Dans certaines régions arriérées, on croit encore que clouer vivant sur la porte de grange un de ces pauvres animaux éloigne leurs congénères et empêche ainsi le malheur d'entrer dans la maison.
L'imagerie populaire elle même est un peu responsable de la survivance de ces sottises, car tout dessinateur qui veut représenter sur un illustré un quelconque lieu d'horreur, ne manque jamais d'y faire figurer en bonne place, avec des reptiles et des monstres, quelques chauves-souris aux ailes déployées. Bien entendu, personne dans le Haut-Jura ne croit plus au pouvoir maléfique des animaux nocturnes. Mais l'aversion subsiste et plusieurs motifs sont invoqués pour la justilfier.
On prétend que le contact de la chauve-souris est repoussant. De fait son attouchement est relativement froid. Cela tient à ce que la température de son corps qui peut s'élever à 40° après quelque instants de vol diminue considérablement pendant le repos et peut même descendre à 5° pendant le sommeil hivernal. Cependant, quand on examine les chauves-souris de près sans idée préconçue il est difficile de leur trouver un aspect répugnant. Leur fourrure aussi épaisse et soyeuse que celle d'une taupe est certainement beaucoup plus propre que celle du chien qui se plait à se vautrer dans la poussière et les ordures. L'aile est évidemment un peu rugueuse, mais si nous observons cette membrane par transparence devant une forte lumière, nous constaterons qu'elle est parcourue par tout un réseau d'artères, de veines et de muscles d'une finesse extraordinaire. Elle semble faite de fine soie et n'a rien de la peau gluante et visqueuse qu'on imagine bien à tort.
On prétend aussi que les chauves-souris ont la fâcheuse habitude de se prendre dans les cheveux de ceux qui ont l'imprudence de les approcher, et détail horrifiant, qu'il n'est d'autre ressource pour se débarrasser de la bête que de se faire passer à la tondeuse. Or nous savons bien, pour les avoir observées à tant de reprises, qu'elles évitent avec soin tous les obstacles. Jamais nous n'avons subi le moindre attouchement d'un rhinolophe ou d'une murine en vol même lorsqu'ils nous ont croisés dans des endroits où l'espace était des plus restreint. Peut-être ces espèces ont elles pour la race humaine la même aversion que tant d'humains ont pour la leur, et ce serait de bonne guerre.
Les petits minioptères se montrent parfois nerveux au moment du réveil brusque et de la perturbation causée dans l'essaim par l'arrivée d'un explorateur et de sa lumière. Dans leur affolement, il leur arrive de se heurter à l'homme, mais si celui-ci cesse de marcher, aucune de ces chauves-souris ne le touchera. Par contre, une fois bien réveillés et rassurés, les minioptères font preuve d'une aimable familiarité et il n'est pas rare de les voir se suspendre aux habits d'une personne immobile après avoir toutefois longuement voltigé autour d'elle, et choisi avec soin leur point d'atterrissage qui n'est jamais la chevelure. Ils sont trop malins pour venir se poser sur cette masse broussailleuse qui pourrait leur réserver des surprises.
On dit que les morsures des chauves-souris font des plaies inguérissables. Rien n'est plus faux. En prenant en main, sans précautions, de gros rhinolophes dont les dents sont particulièrement aiguës, nous avons été mordus chacun peut-être une dizaine de fois et dans des conditions propres à favoriser l'infection, car les pattes de devant d'un spéléo sont rarement blanches et roses. Jamais nous n'avons pris le moindre soin de ces petites morsures, et jamais non plus nous ne nous en sommes ressentis. Ceci dit, passons à la partie positive de notre exposé en décrivant l'animal.
Au repos, les chiroptères sont toujours suspendus la tête en bas ; les uns, comme les rhinolophes, pendent isolément aux voûtes horizontales, enveloppés dans leurs ailes, d'autres comme les minioptères, s'accrochent de préférence aux murailles verticales par les quatre membres et se groupent en essaims. Il y a dans leurs petites pattes de derrière une force incroyable. Plusieurs fois, nous avons vu une chauve-souris accrochée à un mur vertical tendre son corps dans notre direction et se tenir ainsi dans une position perpendiculaire à son perchoir. On ne voit guère de leur physionomie que la bouche et les oreilles, les yeux microscopiques sont perdus dans la fourrure. Cependant ils sont loin d'être aveugles, comme on le prétend souvent, les chauves-souris voient très clair en plein jour, et, s'il le faut, peuvent parcourir en pleine lumière des distances. considérables. Tous leurs sens sont d'ailleurs très affinés, surtout l'ouie d'une sensibilité extrème.
Pour voler, la chauve-souris étend ses ailes et les laisse tomber. Cependant elle n'éprouve aucune difficulté à prendre son essor d'une surface plane. Pour se poser, elle effectue un demi saut périlleux en arrière et ses griffes viennent happer infailliblement l'aspérité visée. En refermant ses doigts et en repliant les articulations du coude et de l'épaule, l'animal ramasse ses ailes et la membrane extensible à volonté se rétrécit au quart de sa surface en vol.
On ne saurait mieux expliquer le fonctionnement des ailes de la chauve-souris qu'en usant de termes d'aviation. Aussi bien, les ailes du premier engin volant réalisé par Clément Ader étaient-elles une copie fidèle de celles des chiroptères, dont elles avaient non seulement l'envergure relative, mais aussi la forme.
La voilure est constituée de la membrane souple et fine déjà décrite. Ses supports sont constitués par le corps et les pattes de l'animal et les longerons par les doigts des membres antérieurs et la queue. La "main" se termine par cinq doigts dont trois sont aussi longs que le corps. Le pouce se réduit à une griffe articulée. Toutes les phalanges sont indépendantes et peuvent se replier, ce qui permet à la chauve-souris de donner à ses ailes toutes les formes voulues. Elle peut les aplatir en forme de lame pour le vol rapide ou au contraire leur donner une forme d'un demi parachute. C'est ce qui explique la virtuosité du vol de ces animaux qui usent depuis toujours du frein de piqué et des volets d'intrados inventés pour diminuer la vitesse des avions. Une simple contraction des doigts ou de la queue provoque la formation de surfaces perpendiculaires à la ligne de vol et la chauve-souris, arrêtée dans son élan, peut repartir aussitôt dans n'importe quelle direction. La contraction d'une seule "main" se traduit par un virage sur place.
Quant au "bord d'attaque", c'est un triangle de membrane allant du cou au pouce du membre antérieur et sous-entendu par l'articulation du coude.
Celle voilure perfectionnée n'est pas encore ce qu'il y a de plus remarquable chez les chiroptères. Seuls de tous les êtres terrestres, ils possèdent un organe leur permettant de chasser et de se diriger dans la nuit la plus opaque. De même que le radar utilise la réflexion des ondes électromagnétiques, cet organe utilise la réflexion des ultra-sons sur l'obstacle. Un conduit spécial surmontant les narines de l'animal lui permet d'émettre une note si aiguë que l'oreille humaine est incapable de la percevoir.
L'onde ultra-sonique réfléchie, est captée par un récepteur situé dans l'oreille. On a pu récemment mesurer la longueur d'onde de ces ultra-sons et le sixième sens des chauves-souris s'est révélé plus merveilleux encore qu'on avait pu le supposer. L'émission n'est pas constante mais intermittente et sa fréquence varie six signaux par seconde durant le sommeil à cinquante signaux par seconde en plein vol. Mieux encore, dans un essaim, chaque individu a sa longueur d'onde particulière de sorte que pendant un vol de groupe dans l'obscurité, il n'y a pas d'interférence entre les signaux plus ou moins aigus et que chaque chauve-souris ne peut percevoir que l'écho de sa propre émission. Cela paraît à peine croyable, et cependant c'est aujourd'hui scientifiquement prouvé.
Une autre particularité intéressante de la chauve-souris est la faculté de pouvoir s'orienter comme un pigeon voyageur pour regagner son domicile. Notre collègue Casteret, après avoir capturé des grandes murines dans une grotte pyrénéenne les a baguées et relâchées successivement de Carcassonne, puis de Sète, de Bayonne, d'Agen, de Bordeaux, d'Angoulême et enfin de Paris. Il les a retrouvées chaque fois au bout d'un temps plus ou moins long revenues en droite ligne dans leur antre familier. Nous avons refait à Saint-Claude la même expérience avec des rhinolophes et des minioptères, mais sur des distances ne dépassant pas 5 kilomètres. Chaque fois nous avons retrouvé nos sujets non seulement revenus dans leur grotte, mais suspendus à l'endroit exact d'où nous les avions décrochés.
Certaines espèces sont migratrices. C'est ainsi que N. Casteret a pu établir formellement que les murines des Pyrénées émigrent à la fin de l'automne dans la région de Taza au Maroc pour retrouver les mâles. Ceux-ci restent en Afrique cependant que les femelles fécondées à leur arrivée, avant le sommeil hivernal, reviennent en France au printemps pour mettre bas, élever les petits et repartir avec eux l'automne suivant.
La chauve-souris est un animal utile, si elle a reçu tant de dons de la création, c'est à notre service qu'elle les emploie. En une seule nuit de chasse, elle dévore son poids d'insectes, prenant la relève des hirondelles quand celles-ci rentrent au nid. La mâchoire puissante du mammifère lui permet de broyer les gros coléoptères et papillons auxquels l'oiseau ne touche guère. Quand on voit une chauve-souris voler d'une allure en apparence heurtée et incohérente, il faut se dire que ses écarts son volontaires et qu'à chacun d'eux correspond la mort d'un insecte.
Elle chasse à vue dans la pénombre grâce à ses yeux excellents, et dans la nuit la plus noire, les moucherons n'ont guère de chance d'échapper au redoutable chasseur nocturne qui les repère et les suit sans difficultés grâce à son sixième sens.
Une dernière remarque qui intéressera les jardiniers. Le guano de chauve-souris est le plus fertilisant des engrais.
Il faudrait plusieurs volumes pour développer convenablement toutes les observations faites au sujet des chauves-souris. Aussi arrêterons nous là cette petite étude qui ne peut mentionner que l'essentiel, mais qui prouve cependant que loin d'être l'animal inférieur supposé, le chiroptère est au contraire est un des plus perfectionnés qui soient et l'un des mieux adaptés à ses fonctions.
La sympathie est un sentiment qui ne se commande pas et nous ne pouvons demander à personne d'aimer les chauves-souris et de leur trouver comme on dit "une bonne bille". Du moins serons nous satisfaits si ce simple exposé peut diminuer un peu l'animosité injustifiée qui pèse depuis trop longtemps sur ces petites bêtes que nous avons toujours plaisir à retrouver et à observer dans nos expéditions souterraines.
Cahiers de spéléologie
L'Association Spéléologique de l'Est, nous fait part de sa résolution de limiter aux nouvelles de la Haute-Saône les Cahiers de Spéléologie édités par la section Vésulienne – ceci par suite de petit nombre d'abonnés des autres départements. Dans ces conditions, le Spéléo- Club n'abonnera aux Cahiers que ses membres honoraires qui en feront spécialement la demande.
janvier 1954