Chauves-souris
On englobe sous ce terme générique toute la race des chiroptères (etym. : mains ailées) mammifères pourvus d'ailes membraneuses qui leur permettent de voler. Une vingtaine d'espèces de chauves-souris vivent en France. Le Haut-Jura ne leur offre pas semble-t-il des conditions de vie particulièrement appropriées puisque jusqu'à présent nous n'y avons dénombré que quatre espèces et dans dix grottes seulement. Tout porte à croire que leur race est en voie de lente disparition. Presque toutes les cavités abritaient, il y a peu de temps encore, des colonies importantes de chiroptères et nous n'en voulons pour preuve que les amoncellements de guano sur le sol de certaines grottes. Aujourd'hui ces cavités sont désertes ou peuplées de rares sujets isolés.
La chauve-souris est peu prolifique, puisque chaque femelle n'a par an qu'une seule portée d'un petit, rarement deux. Elles comptent beaucoup d'ennemis. Les chats, les renards et les petits carnassiers à fourrure, qui les cueillent sans difficulté pendant leur sommeil, comptent parmi les plus dangereux. Mais que dire de l'homme ! Trop souvent nous avons trouvé dans les parties facilement accessibles des grottes, des chauves-souris écrasées à coup de talons ou gisant mortes de faim sur le sol, les ailes brisées à coup de baguette. Cette destruction systématique n'est pas toujours le fait de gamins acharnés à tuer pour le plaisir atavique de détruire, mais également le fait de grandes personnes, qui tuent la chauve-souris par un réflexe de répulsion insurmontable, avec le même entrain qu'elles extermineront une vipère et sans faire la moindre distinction entre reptile dangereux et un être aussi utile qu'inoffensif.
D'où vient cette répulsion pour des bestioles craintives ? Ignorance ? Restes de superstitions ancestrales ? Les deux à la fois probablement. La chauve-souris est un animal essentiellement nocturne et tous les êtres qui vivent la nuit sont traditionnellement maudits. Nos ancêtres étaient persuadés qu'en tuant une chouette, un hibou ou une chauve-souris, ils débarrassaient la terre d'un être diabolique. Dans certaines régions arriérées, on croit encore que clouer vivant sur la porte de grange un de ces pauvres animaux éloigne leurs congénères et empêche ainsi le malheur d'entrer dans la maison.
L'imagerie populaire elle même est un peu responsable de la survivance de ces sottises, car tout dessinateur qui veut représenter sur un illustré un quelconque lieu d'horreur, ne manque jamais d'y faire figurer en bonne place, avec des reptiles et des monstres, quelques chauves-souris aux ailes déployées. Bien entendu, personne dans le Haut-Jura ne croit plus au pouvoir maléfique des animaux nocturnes. Mais l'aversion subsiste et plusieurs motifs sont invoqués pour la justilfier.
On prétend que le contact de la chauve-souris est repoussant. De fait son attouchement est relativement froid. Cela tient à ce que la température de son corps qui peut s'élever à 40° après quelque instants de vol diminue considérablement pendant le repos et peut même descendre à 5° pendant le sommeil hivernal. Cependant, quand on examine les chauves-souris de près sans idée préconçue il est difficile de leur trouver un aspect répugnant. Leur fourrure aussi épaisse et soyeuse que celle d'une taupe est certainement beaucoup plus propre que celle du chien qui se plait à se vautrer dans la poussière et les ordures. L'aile est évidemment un peu rugueuse, mais si nous observons cette membrane par transparence devant une forte lumière, nous constaterons qu'elle est parcourue par tout un réseau d'artères, de veines et de muscles d'une finesse extraordinaire. Elle semble faite de fine soie et n'a rien de la peau gluante et visqueuse qu'on imagine bien à tort.
On prétend aussi que les chauves-souris ont la fâcheuse habitude de se prendre dans les cheveux de ceux qui ont l'imprudence de les approcher, et détail horrifiant, qu'il n'est d'autre ressource pour se débarrasser de la bête que de se faire passer à la tondeuse. Or nous savons bien, pour les avoir observées à tant de reprises, qu'elles évitent avec soin tous les obstacles. Jamais nous n'avons subi le moindre attouchement d'un rhinolophe ou d'une murine en vol même lorsqu'ils nous ont croisés dans des endroits où l'espace était des plus restreint. Peut-être ces espèces ont elles pour la race humaine la même aversion que tant d'humains ont pour la leur, et ce serait de bonne guerre.
Les petits minioptères se montrent parfois nerveux au moment du réveil brusque et de la perturbation causée dans l'essaim par l'arrivée d'un explorateur et de sa lumière. Dans leur affolement, il leur arrive de se heurter à l'homme, mais si celui-ci cesse de marcher, aucune de ces chauves-souris ne le touchera. Par contre, une fois bien réveillés et rassurés, les minioptères font preuve d'une aimable familiarité et il n'est pas rare de les voir se suspendre aux habits d'une personne immobile après avoir toutefois longuement voltigé autour d'elle, et choisi avec soin leur point d'atterrissage qui n'est jamais la chevelure. Ils sont trop malins pour venir se poser sur cette masse broussailleuse qui pourrait leur réserver des surprises.
On dit que les morsures des chauves-souris font des plaies inguérissables. Rien n'est plus faux. En prenant en main, sans précautions, de gros rhinolophes dont les dents sont particulièrement aiguës, nous avons été mordus chacun peut-être une dizaine de fois et dans des conditions propres à favoriser l'infection, car les pattes de devant d'un spéléo sont rarement blanches et roses. Jamais nous n'avons pris le moindre soin de ces petites morsures, et jamais non plus nous ne nous en sommes ressentis. Ceci dit, passons à la partie positive de notre exposé en décrivant l'animal.
Au repos, les chiroptères sont toujours suspendus la tête en bas ; les uns, comme les rhinolophes, pendent isolément aux voûtes horizontales, enveloppés dans leurs ailes, d'autres comme les minioptères, s'accrochent de préférence aux murailles verticales par les quatre membres et se groupent en essaims. Il y a dans leurs petites pattes de derrière une force incroyable. Plusieurs fois, nous avons vu une chauve-souris accrochée à un mur vertical tendre son corps dans notre direction et se tenir ainsi dans une position perpendiculaire à son perchoir. On ne voit guère de leur physionomie que la bouche et les oreilles, les yeux microscopiques sont perdus dans la fourrure. Cependant ils sont loin d'être aveugles, comme on le prétend souvent, les chauves-souris voient très clair en plein jour, et, s'il le faut, peuvent parcourir en pleine lumière des distances. considérables. Tous leurs sens sont d'ailleurs très affinés, surtout l'ouie d'une sensibilité extrème.
Pour voler, la chauve-souris étend ses ailes et les laisse tomber. Cependant elle n'éprouve aucune difficulté à prendre son essor d'une surface plane. Pour se poser, elle effectue un demi saut périlleux en arrière et ses griffes viennent happer infailliblement l'aspérité visée. En refermant ses doigts et en repliant les articulations du coude et de l'épaule, l'animal ramasse ses ailes et la membrane extensible à volonté se rétrécit au quart de sa surface en vol.
On ne saurait mieux expliquer le fonctionnement des ailes de la chauve-souris qu'en usant de termes d'aviation. Aussi bien, les ailes du premier engin volant réalisé par Clément Ader étaient-elles une copie fidèle de celles des chiroptères, dont elles avaient non seulement l'envergure relative, mais aussi la forme.
La voilure est constituée de la membrane souple et fine déjà décrite. Ses supports sont constitués par le corps et les pattes de l'animal et les longerons par les doigts des membres antérieurs et la queue. La "main" se termine par cinq doigts dont trois sont aussi longs que le corps. Le pouce se réduit à une griffe articulée. Toutes les phalanges sont indépendantes et peuvent se replier, ce qui permet à la chauve-souris de donner à ses ailes toutes les formes voulues. Elle peut les aplatir en forme de lame pour le vol rapide ou au contraire leur donner une forme d'un demi parachute. C'est ce qui explique la virtuosité du vol de ces animaux qui usent depuis toujours du frein de piqué et des volets d'intrados inventés pour diminuer la vitesse des avions. Une simple contraction des doigts ou de la queue provoque la formation de surfaces perpendiculaires à la ligne de vol et la chauve-souris, arrêtée dans son élan, peut repartir aussitôt dans n'importe quelle direction. La contraction d'une seule "main" se traduit par un virage sur place.
Quant au "bord d'attaque", c'est un triangle de membrane allant du cou au pouce du membre antérieur et sous-entendu par l'articulation du coude.
Celle voilure perfectionnée n'est pas encore ce qu'il y a de plus remarquable chez les chiroptères. Seuls de tous les êtres terrestres, ils possèdent un organe leur permettant de chasser et de se diriger dans la nuit la plus opaque. De même que le radar utilise la réflexion des ondes électromagnétiques, cet organe utilise la réflexion des ultra-sons sur l'obstacle. Un conduit spécial surmontant les narines de l'animal lui permet d'émettre une note si aiguë que l'oreille humaine est incapable de la percevoir.
L'onde ultra-sonique réfléchie, est captée par un récepteur situé dans l'oreille. On a pu récemment mesurer la longueur d'onde de ces ultra-sons et le sixième sens des chauves-souris s'est révélé plus merveilleux encore qu'on avait pu le supposer. L'émission n'est pas constante mais intermittente et sa fréquence varie six signaux par seconde durant le sommeil à cinquante signaux par seconde en plein vol. Mieux encore, dans un essaim, chaque individu a sa longueur d'onde particulière de sorte que pendant un vol de groupe dans l'obscurité, il n'y a pas d'interférence entre les signaux plus ou moins aigus et que chaque chauve-souris ne peut percevoir que l'écho de sa propre émission. Cela paraît à peine croyable, et cependant c'est aujourd'hui scientifiquement prouvé.
Une autre particularité intéressante de la chauve-souris est la faculté de pouvoir s'orienter comme un pigeon voyageur pour regagner son domicile. Notre collègue Casteret, après avoir capturé des grandes murines dans une grotte pyrénéenne les a baguées et relâchées successivement de Carcassonne, puis de Sète, de Bayonne, d'Agen, de Bordeaux, d'Angoulême et enfin de Paris. Il les a retrouvées chaque fois au bout d'un temps plus ou moins long revenues en droite ligne dans leur antre familier. Nous avons refait à Saint-Claude la même expérience avec des rhinolophes et des minioptères, mais sur des distances ne dépassant pas 5 kilomètres. Chaque fois nous avons retrouvé nos sujets non seulement revenus dans leur grotte, mais suspendus à l'endroit exact d'où nous les avions décrochés.
Certaines espèces sont migratrices. C'est ainsi que N. Casteret a pu établir formellement que les murines des Pyrénées émigrent à la fin de l'automne dans la région de Taza au Maroc pour retrouver les mâles. Ceux-ci restent en Afrique cependant que les femelles fécondées à leur arrivée, avant le sommeil hivernal, reviennent en France au printemps pour mettre bas, élever les petits et repartir avec eux l'automne suivant.
La chauve-souris est un animal utile, si elle a reçu tant de dons de la création, c'est à notre service qu'elle les emploie. En une seule nuit de chasse, elle dévore son poids d'insectes, prenant la relève des hirondelles quand celles-ci rentrent au nid. La mâchoire puissante du mammifère lui permet de broyer les gros coléoptères et papillons auxquels l'oiseau ne touche guère. Quand on voit une chauve-souris voler d'une allure en apparence heurtée et incohérente, il faut se dire que ses écarts son volontaires et qu'à chacun d'eux correspond la mort d'un insecte.
Elle chasse à vue dans la pénombre grâce à ses yeux excellents, et dans la nuit la plus noire, les moucherons n'ont guère de chance d'échapper au redoutable chasseur nocturne qui les repère et les suit sans difficultés grâce à son sixième sens.
Une dernière remarque qui intéressera les jardiniers. Le guano de chauve-souris est le plus fertilisant des engrais.
Il faudrait plusieurs volumes pour développer convenablement toutes les observations faites au sujet des chauves-souris. Aussi arrêterons nous là cette petite étude qui ne peut mentionner que l'essentiel, mais qui prouve cependant que loin d'être l'animal inférieur supposé, le chiroptère est au contraire est un des plus perfectionnés qui soient et l'un des mieux adaptés à ses fonctions.
La sympathie est un sentiment qui ne se commande pas et nous ne pouvons demander à personne d'aimer les chauves-souris et de leur trouver comme on dit "une bonne bille". Du moins serons nous satisfaits si ce simple exposé peut diminuer un peu l'animosité injustifiée qui pèse depuis trop longtemps sur ces petites bêtes que nous avons toujours plaisir à retrouver et à observer dans nos expéditions souterraines.