La grotte des moulins de Montépile
Cette grotte a présenté un cas exceptionnel en spéléologie. Elle s'est révélée beaucoup plus importante que la rumeur publique l'avait signalée.
Les San-Claudiens n'étaient pas les premiers à la visiter. Dés 1906 un groupe de Septmoncelands, conduits par le Docteur Meynier en avait atteint l'entrée au moyen d'une grande échelle et avait exploré les galeries principales jusqu'au lac. D'autres y étaient retournés par la suite. Mais chose bizarre, les quelques renseignements que les spéléos avaient pu glaner concordaient : la grotte était de peu d'étendue. Or, il est très difficile d'estimer à l'oeil les distances parcourues sous terre. L'obscurité, le manque de points de repère, les difficultés du parcours qui forcent à une lenteur de marche inhabituelle font que des explorateurs très entraînés commettent des erreurs allant du simple au double dans l'appréciation des longueurs au cours d'une première visite.
Ici, nos amis septmoncelands avaient été trop modestes. Le développement total des galeries atteint le kilomètre, et la grotte est des plus intéressantes à tous les points de vue.
Voici comment se sont déroulées les premières explorations du Spéléo-Club.
Le 31 juillet, Mario, Dédé et Colin délaissant momentanément la grotte des Foules, décident pour changer un peu, d'aller voir ce qu'était cette grotte des Moulins. Naturellement, ils emportent du matériel : 37 mètres d'échelles, 30 mètres de cordes, lampes, pitons, etc.… qui répartis dans les sacs déjà pleins d'un tas d'autres choses font à chacun une charge de près de 20 kilos.
Il est écrit cependant que ce jour là, une fois n'est pas coutume, l'équipe aura une chance inouïe. Un ami de Dédé, au volant d'une grosse voiture les dépasse un peu avant Rochefort, s'arrête et offre ses services. On les accepte sans discussion, et un quart d'heure plus tard les spéléos sont à pied d'oeuvre.
Vu du virage des Moulins, le porche de la grotte paraît difficilement accessible, mais accessible néanmoins. Des touffes d'herbes qui croissent dans une fissure, donnent l'impression qu'il existe une vire vertigineuse mais pouvant quand même livrer passage à un grimpeur de la classe de Mario. Et les trois hommes rechargent leur sac, gagnent le pied de la falaise en remontant le cours du petit torrent qui jaillit à l'aplomb de la grotte.
Une double surprise les attend. Ce n'est pas une grotte mais deux grottes superposées qui s'ouvrent là. L'escarpement est coupé à mi hauteur d'un palier où on aperçoit l'ouverture noire et prometteuse d'une cavité inférieure. Ceci est la surprise agréable. L'autre l'est moins, car il devient évident qu'il ne sera pas commode d'atteindre l'entrée de la grande grotte. La fissure herbeuse repérée depuis la route ne semble plus aussi praticable.
En contournant l'à-pic par un passage à travers des éboulis, l'équipe gagne l'entresol, constitué d'une plate forme demi-ronde de roche fortement érodée par l'eau courante. Du porche de la grotte inférieure souffle un courant d'air violent et froid. L'eau doit encore très souvent emprunter ce passage, car le sol est lisse et il pousse dans quelques anfractuosités toute une végétation de plantes plus ou moins amphibies.
Ce n'est pourtant pas à cette grotte que les spéléos s'intéressent pour le moment car ainsi que le pense Mario : "Si personne n'en parle, c'est que ce n'est pas grand chose". De la terrasse, il ne reste guère que 10 mètres à grimper pour pouvoir parvenir au palier supérieur où se trouve l'autre porche et tous interrogent attentivement la paroi pour tenter d'y trouver un passage. La conclusion est nette : l'escalade est impossible, même aux pitons, la roche est trop friable.
"Dressons un mât" propose Dédé.
C'est une manoeuvre souvent utilisée en spéléologie pour atteindre l'entrée de galeries élevées. On attache une échelle souple au sommet d'une perche qu'on dresse contre la paroi, l'extrémité engagée dans le trou à explorer, et la base solidement calée. Quand le club est assez riche, la perche est remplacée par un mât démontable en tube d'acier et les "millionnaires" utilisent même des mâts en duralumin. On a pu atteindre avec ces engins perfectionnés des trous situés à 50 mètres du sol.
Les San-Claudiens, qui ne sont ni millionnaires, ni même riches redescendent au pied de la falaise pour faire leur choix dans un lot de baliveaux tombés des étages supérieurs. La perche choisie n'est pas démontable et n'a pas la densité infime de l'aluminium, aussi ce n'est pas un petit problème de la hisser à l'entresol, au moyen de deux cordes attachées à chacune de ses extrémités.
Au bout d'une heure d'efforts, le mât est enfin debout. Il est bien un peu court, mais ce n'est pas là le plus inquiétant. Le sol glissant et en pente ne permet guère d'en bloquer fermement le pied. Il n'y a qu'un seul remède à cette situation, le retenir par une corde attachée à la paroi. On place la corde et on cherche... on cherche vainement deux becs rocheux assez solides pour résister à la traction. A défaut on essaie de pitonner. Mais les pitons font éclater la roche et s'arrachent à la première secousse. Conclusion de Dédé :
"On s'est bien cassé le trognon pour rien". Colin approuve en s'essuyant le front. Enfin Mario décide : "On attaquera cet après-midi par le dessus. Pour le moment nous allons voir la première grotte, ensuite nous casserons la croûte, et après... on verra".
L'exploration de la grotte inférieure est vite terminée. Comme prévu ce n'est pas grand chose. Un couloir d'une dizaine de mètres qui aboutit à une salle ronde assez vaste, haute de 12 mètres, large de 6 mètres, fermée par un gros éboulis. Les parois sont une dentelle de pierre sculptée par l'eau dans la roche poreuse. Tous les blocs paraissent en équilibre instable, certains sont suspendus par une seule arête, et cependant l'ensemble tient en place, retenu tant bien que mal par un ciment stalagmitique. Plutôt mal que bien d'ailleurs car sur un geste un peu trop décisif de Dédé, une prise lui reste entre les mains et un demi mètre cube de pavés se détache de la muraille de droite.
Malgré cela les spéléos inspectent l'éboulis terminal et en escaladant devinent, dans une anfractuosité à mi-hauteur, l'ouverture d'un boyau, ou plutôt d'une fissure restée libre entre les blocs. Mario et Dédé s'y engagent tandis que Colin essaie, sans grand succès d'ailleurs, de passer entre d'autres blocs à la base de l'éboulis. Les deux autres reviennent bientôt. Ils ont progressé d'une trentaine de mètres jusqu'à un laminoir exigu, et rapportent de leur exploration quelques trous supplémentaires à leurs combinaisons. Pourtant c'est bien le chemin de l'eau. Mais le corps humain n'est pas aussi malléable.
Dédé est philosophe "60 mètres sous terre ce n'est pas beaucoup, mais nous ne serons quand même pas venus pour rien."
On apprendra par la suite que l'obstruction est assez récente et qu'avant 1914, il existait un passage entre les deux grottes emprunté, une seule fois d'ailleurs, par un jeune homme de Septmoncel.
Quelques minutes plus tard, les trois amis sont installés auprès de la source et ont allumé leur feu et comme d'usage la plus franche gaîté règne au cours du repas ; les choses sérieuses étant remises à plus tard.
Puis on inspecte à nouveau la paroi le long de laquelle Mario va essayer de descendre en rappel. La distance entre l'arête de la falaise et l'entrée de la grande grotte ne semble pas dépasser 15 mètres. Emportant avec lui toutes les cordes, notre grimpeur arrive après un long détour à l'aplomb du porche. Mais ce qu'il n'a pas pu prévoir c'est que la pente qui se poursuit au delà de l'arête est d'une telle raideur qu'elle oblige à placer son rappel beaucoup plus haut. Aussi Colin et Dédé qui ont vu deux bouts de cordes de deux mètres tout au plus frétiller là haut, attendent-ils la suite, quand ils entendent la voix de leur camarade demander "s'il y en a assez long" "Alors Dédé monte les échelles !" C'est le dernier espoir, et il ne sera pas déçu. Les deux éléments de 25 et 12 mètres raccordés bout à bout atteignent juste l'entrée. Mario effectue la descente vertigineuse et pénètre enfin dans le trou tant convoité. La suite n'est plus qu'un jeu. Il attache au tronc d'un arbre poussé (par quel miracle ?) juste devant la grotte, l'échelle qu'il a ramenée à lui, l'envoie en contrebas et assure la montée de Colin, puis de Dédé.
Il est 3 heures de l'après-midi quand la vraie exploration peut enfin commencer.
L'entrée de la grotte est splendide. C'est une salle très élevée longue de 20 mètres close à son extrémité par un rideau de grosses stalactites se mirant dans une nappe d'eau. Au delà c'est une seconde salle aussi haute, plus jolie encore, mais d'un autre genre. Alors que les parois de la première sont une dentelle de roche, ici la calcite fleurit partout et coule de multiples fissures.
Sur la droite, un trou noir sous une voûte basse, après laquelle la galerie plonge. Il en sort un sourd murmure, et les spéléos, toujours persuadés que la grotte est assez courte et que le "lac" n'est pas très éloigné, supposent un moment qu'ils entendent le bruit d'une cascade qui s'y déverse. Une flèche grise qui traverse le faisceau des lampes, puis une autre et d'autres encore, les détrompent aussitôt. Ce sont des chauves souris, une multitude de grandes chauves souris qui volent à travers une vaste salle, et le bruit est celui de leurs battements d'ailes. Bientôt, les trois hommes sont au centre d'un vrai carrousel aérien.
Les bestioles arrivent de partout, pépient, s'accrochent aux murs, repartent dans un vol qui paraît fou, mais qui est en réalité parfaitement sûr et dirigé. Puis elles se calment peu à peu, et sauf quelques nerveuses qui continuent leur sarabande, le gros de l'essaim se pose. " Elles sont pas bêtes les "tites", elles ont tout de suite vu qu'on était des spéléos". Dit Mario, tout en examinant un groupe de ces animaux qui, agrippés la tête en bas à un rocher dardent en tous sens leur petit nez rose.
Ces chauves souris appartiennent à une espèce que les San-Claudiens n'ont encore jamais rencontrée sous terre. Elles sont bien différentes du Rhinolophe hargneux et combatif, hôte habituel des cavernes du Haut-Jura. Celles-ci ont une jolie fourrure grise, des ailes longues et fines, dont l'envergure atteint 30 centimètres. Elles se tiennent à la roche par les quatre membres et se serrent en gros essaims. Les spéléos rappelant tous leurs souvenirs livresques identifient des Minioptères.
Cependant, il ne faut pas s'attarder à la contemplation de ces braves petites bêtes, car le temps presse, et il reste encore bien des choses à faire. Tandis que Colin et Mario vont lever le plan, Dédé part pousser une pointe un peu plus loin, jusqu'au lac qui doit être proche maintenant puisqu'on a déjà parcouru plus de 100 mètres depuis l'entrée.
Les topographes mesurent les dimensions de la grande salle de calcaire rouge, à la voûte monolithe et divisée en plusieurs parties par d'énormes blocs formant piliers ; ils dénombrent plusieurs entrées de galeries et s'apprêtent à y plonger quand Dédé revient essoufflé et enthousiaste, lançant à la volée tout un flot de nouvelles : "c'est immense, j'ai marché dix bonnes minutes et je n'ai pas vu le lac. Par place c'est kif kif les foules. Il y a des boyaux partout ! "
Du coup, Colin et Mario replient leurs plans, et l'équipe au complet, traversant une quatrième salle surbaissée, se glisse dans la galerie principale. Celle-ci est une haute fissure élargie par l'eau courante. Ses murailles, tantôt nues, tantôt couvertes de calcite, ont de curieux reflets métalliques dus à d'innombrables gouttes d'eau finement condensées.
Dédé fort de sa science récente, marche en tête au pas accéléré. En effet, par instants, on se croirait aux foules du côté de la salle à manger. La galerie est aussi vaste et le sol est couvert de blocs aux arêtes vives, avec ça et là des petits bassins d'eau limpide. Notant au passage les ouvertures de plusieurs boyaux sur la droite, l'équipe arrive après 300 mètres environ de marche presque rectiligne à un tournant à angle droit où Dédé a terminé sa reconnaissance solitaire. La voûte s'abaisse et le sol qui la touche presque est un tapis épais de plusieurs mètres, incliné à 45°, de cailloux ronds de toutes tailles.
Après s'être assuré qu'il n'y a pas d'à-pic au delà du laminoir, Mario se couche de tout son long et se laisse glisser sur le tapis roulant naturel, aussitôt suivi par les autres. La galerie où ils entrent est bien différente de la précédente. C'est une grosse diaclase arrondie, au sol couvert d'une épaisse couche d'argile blanche, où les souliers à clous des Septmoncelands ont laissé de profondes empreintes. On repère successivement deux galeries sur la gauche puis une sur la droite, le couloir principal plonge peu à peu et voici enfin le "lac" au bas d'une coulée massive d'argile grasse et tenace.
La nappe d'eau extrêmement claire va en s'approfondissant dans une salle ronde, et sa jolie couleur verte est à elle seule une splendeur. Mais ce n'est pas encore le plus beau spectacle. D'énormes stalactites de pierre pendent du plafond et s'enfoncent profondément sous l'eau. Entre elles, on aperçoit un pertuis, au delà duquel le lac continue. Cette draperie géante, a été sculptée à la voûte par un puissant jet d'eau venu du bas. Les spéléos en oublient les efforts de la journée et regrettent de ne pas avoir apporté avec eux la vieille chambre à air enveloppée d'une toile de tente, rien moins qu'imperméable, et baptisée bateau pneumatique. "Il faudra revenir" dit Colin – "Beciff" appuie Dédé.
Comme il n'est que cinq heures du soir, on décide, à défaut du lac d'explorer rapidement quelques-uns des boyaux repérés à l'aller et déjà matriculés B à H. Mario se lance dans la galerie C qui monte suivant une pente assez raide pour se terminer par une fissure concrétionnée quelque 100 mètres plus loin. Il ne peut que constater la possibilité de passer après un sérieux travail de désobstruction, et redescend alors à la galerie E. Pendant ce temps, Dédé et Colin ont suivi la galerie D, un boyau de roche vive coupé 100 mètres après son entrée par une nappe d'eau. "Pas la peine d'essayer de traverser aujourd'hui puisque de toute façon il faudra revenir". Dédé est d'accord sur l'inutilité de la baignade, et tous deux remontent vers la galerie A, rencontrent à mi-parcours Mario qui émerge d'un tube d'argile molle gorgée d'eau, qui n'est autre que l'extrémité de la galerie E.
Tout en savourant une gauloise, les spéléos confrontent leurs impressions. L'état des galeries terminales, les nappes d'argile et les cailloux roulés, indiquent à n'en pas douter, que cette partie du réseau est encore vivante. L'eau montant du lac s'évacue par la galerie D, en temps de crue, à la décrue, abandonne d'abondants dépôts. Il y a donc beaucoup de chance de rencontrer le cours du torrent, soit au delà du lac, soit à l'extrémité de la galerie D. Mais il est trop tard et le matériel manque pour tenter quelque chose de sérieux. L'équipe revient vers l'entrée, et arrive sous le porche juste à temps pour jouir d'un merveilleux spectacle. Le soleil va disparaître et une lueur rouge incendie les Grès, le Chapeau de Gendarme et les rochers des Moulins.
Et voici que les chauves souris partent en chasse, passant à côté des hommes, isolément ou en groupe, d'un vol rapide et sifflant.
Longtemps les spéléos les voient tournoyer dans le ciel tandis qu'ils replient leur matériel et redescendent vers Saint-Claude.
Le 28 août suivant, la même équipe remonte aux Moulins. Cette fois, le problème de l'accès ne se pose plus car la grande échelle des Pompiers de Septmoncel se dresse entre le premier palier et l'entrée de la grotte. C'est que, suivant ses statuts, le Spéléo-Club a mis Monsieur le Maire de Septmoncel au courant de ses observations en l'informant de l'éventualité de trouver de l'eau courante dans la zone inexplorée, et la Municipalité, jugeant les recherches intéressantes, a demandé aux spéléos de les poursuivre.
Autre innovation, le Club possède un vrai canot pneumatique, un "dinghy" de la R.A.F. cédé par des collègues genevois, qui remplacera avantageusement l'ancien bain de siège flottant. Si, de ce fait, le budget accuse un déficit croissant, les spéléos qui ont l'habitude des gouffres n'en sont pas trop émus.
Seuls Colin et Dédé vont aller sous terre aujourd'hui ; Mario est obligé de redescendre à Saint-Claude, mais a tenu néanmoins à aider au transport du matériel.
Traversant rapidement salles et galeries, les deux explorateurs gagnent la rive du lac. Tandis que Colin exerce ses facultés respiratoires en gonflant le Canot, Dédé, qui a installé sur la glaise deux planchettes en fait de ponton, enlève ses chaussures à clous pour ne pas abîmer le bel engin à sa première sortie. Après quoi, fier comme un amiral à son premier commandement, il s'embarque et gagne le milieu du lac pour s'engager ensuite entre les draperies de pierre. Au passage du pertuis, la toile racle sur le rocher et comme les arêtes et les pointes ne sont pas rares, le navigateur n'avance qu'avec des précautions infinies. Le mauvais passage, long d'un mètre, est enfin franchi et Dédé peut contempler un monde nouveau. Monde assez restreint d'ailleurs, car, au lieu de la galerie escomptée, il ne voit que de l'eau enclose de hautes murailles à pic.
Le passage n'est pas sur, mais sous l'eau profonde à l'extrémité du lac de 12 mètres environ. A l'angle sud, on devine à dix mètres sous la surface l'ouverture inaccessible de la galerie immergée qui amène l'eau des crues. Le plan du lac levé, son volume calculé, Dédé repasse la voûte basse. Sur la rive, Colin l'attend appareil photo en batterie et magnésium tout prêt pour le cliché historique de la première sortie du canot. Eclair, nuage de fumée opaque dans l'atmosphère sursaturée d'humidité. C'est fait, Dédé, pour la circonstance, a pris la position d'un "Capitaine Pacha". Quand il débarque, son poids fait enfoncer le ponton et l'eau fraîche le ramène à la réalité.
Mais l'heure n'est pas à la rigolade et les spéléos n'oublient pas qu'aujourd'hui ils sont chargés de mission. Comme le plan rocheux s'incline d'ouest en est, ils décident, puisque le passage par le lac est impossible, de tenter de rejoindre le chemin de l'eau en explorant la galerie D, et en cas d'insuccès, les galeries F, G et H qui partent de la grande salle. Ramenant leurs bagages à l'entrée de la galerie D, ils sont bientôt devant la petite nappe d'eau qui les a arrêtés à leur dernière visite. L'eau monte à peine au genoux et n'est pas très froide, 6 à 7°, cependant la voûte très basse rend la traversée assez pénible. "Ca continue" annonce Dédé en s'engageant dans une haute diaclase. Dans un virage à angle droit une profonde marmite offre quelques difficultés, puis le couloir se poursuit en pente assez douce. L'espoir renaît. Mais c'était trop beau ; voici qu'à nouveau l'eau apparaît tandis que le plafond s'abaisse progressivement et bientôt les spéléos n'ont plus que la consolation d'admirer une nouvelle merveille géologique : la stratification a formé en travers du couloir une grille rocheuse verticale ; quatre lames de pierre parallèles épaisses de 15 à 25 centimètres se dressent entre la voûte et le sol immergé.
Quelques visées à la boussole, et les deux hommes reviennent à l'entrée casser la croûte et se sécher un peu, puis ils passent incontinent à l'exploration des boyaux F, G et H.
Les deux premiers plongent au départ de la dernière salle dans un éboulis instable et anguleux. Les spéléos, à la limite du coincement, y progressent péniblement. Un colmatage de cailloux roulés et de pierrailles éclatées les arrête à 15 mètres dans la première, à 12 mètres dans la seconde. Il y a beaucoup de chances pour que ces diverticules se rattachent au réseau de la grotte inférieure, mais d'un côté comme de l'autre les éboulements sont encore à vaincre.
Il reste la galerie H, qui paraît beaucoup plus importante. Un boyau incliné et un puits de 4 mètres y donnent accès. Au moment précis où les deux hommes vont s'y engager, la lampe frontale de Colin s'éteint. C'est depuis le matin la troisième ampoule qui grille et il n'y en a plus de rechange. On décide donc que Dédé seul poussera une pointe dans la galerie, tandis que son collègue l'attendra avec une lampe à carbure toute prête à être allumée en cas de nécessité. Tandis que Dédé dévale la pente à grand fracas, Colin s'installe confortablement dans l'obscurité totale, mais dans un silence tout à fait relatif. Les chauves-souris, dérangées pour la quatrième fois de la journée protestent bruyamment. Le spéléo se tient immobile et se sent frôlé par des ailes invisibles. Les chiroptères le voient grâce à leur sixième sens et ne se font pas faute d'inventorier dans tous ses détails cet obstacle inhabituel dans leur caverne. Et voici que tout à coup, rassurée sans doute, une des chauves-souris vient délicatement s'accrocher à une manche de la veste. Seul un léger battement d'ailes de velours a trahi l'audacieuse. Une seconde arrive, puis une autre encore et bientôt ce sont une dizaine de petites bêtes qui sont suspendues aux habits. Peut-être trouvent-elles ce perchoir moins froid et plus commode que la roche ambiante, Colin ne peut voir mais imagine les petits nez pointés hâtivement et les grandes oreilles mobiles explorant méthodiquement l'espace. Elles sont maintenant tout à fait calmes, et le spéléo peut caresser çà et là, une fourrure soyeuse sans causer de fuite immédiate. Décidément ces chauves-souris grégaires sont de moeurs bien douces et familières.
Le retour bruyant de Dédé met fin à cette touchante manifestation d'amitié cavernicole et provoque un envol général et définitif.
- "Alors ?"
- "Un vrai sac de galeries, c'est bouché partout."
- "De l'eau ?"
- "Ouallou"
Il est inutile d'être calé en arabe pour comprendre que la dernière tentative pour retrouver le chemin de l'eau n'a pas eu de succès. La galerie H descend suivant une pente assez régulière de 25°. Elle est encombrée d'éboulis et se réduit par place à un cheminement sous des blocs cyclopéens tombés de la voûte.
Elle présente de nombreuses ramifications toutes obstruées par des éboulis ou des alluvions et à son extrémité l'eau courante a laissé des traces très récentes de son passage. Le chaos est tel qu'il est impossible de discerner les points d'origine et de fuite du torrent.
Il faut se résigner, pour cette fois du moins, et ce n'est pas encore aujourd'hui que le Spéléo-Club aura le plaisir d'annoncer à Septmoncel que le problème de l'eau est résolu. Cependant tout a été tenté pour retrouver le cours d'eau qui s'est enfoncé déjà plus profondément que le relief général de la cavité le laissait prévoir. Il ne restait qu'une seule chance, bien faible, d'accéder à un réseau supérieur : forcer la galerie C, mais sa désobstruction demanderait plusieurs journées de travail et vu les difficultés d'accès, la prochaine exploration aux Moulins se situe dans un avenir problématique. "C'est égal, on va avoir l'air fin ! " soupire Dédé tout en rassemblant le matériel.
Tandis que sous le porche, les spéléos se reposent un moment avant la descente, les chauves-souris passent à tire d'ailes, et les hommes se prennent à envier aux petites bestioles les avantages physiques qui leur permettent de passer partout sous terre sans lumière, et d'atteindre les entrées sans échelles.
"T'en fais pas, vieux, dit Colin, le jour où on aura l'hélicoptère… ! " Mais en attendant ce jour qui se perd dans un avenir plus légendaire encore que "le jour où on aura la Jeep", il n'y a qu'à faire les bourricots avec chacun 30 kilos de matériel sur le dos.
Pourtant, quand vers la Roche Percée, Dédé et Colin rencontrent Mario venu au devant d'eux, c'est sans arrière pensée qu'ils lui déclarent que tout a marché "au poil... et même au petit poil" et qu'ils sont tout prêts à recommencer.